AFN Scandinavie

De Encyclopédie-de-L'AFN_1830-1962
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LES RÉPERCUSSIONS DE LA CONQUÊTE DE L'ALGÉRIE SUR LA POLITIQUE SCANDINAVE

La conquête française de l'Algérie a été un événement méditerranéen et, comme tel, elle a eu une importance universelle. Quand même, on s'étonnera peut-être en entendant parler des répercussions de cette conquête sur la politique de pays aussi lointains que les pays scandinaves. En vérité, les rapports des faits sont très naturels, bien que les, résultats en soient plutôt inattendus. Le cercle des puissances méditerranéennes est beaucoup plus large que le nombre des États ayant des possessions sur la côte de cette mer; il embrasse également les nations dont les bateaux viennent constamment faire la route de la mer et, à ce point de vue, les nations scandinaves sont depuis longtemps des puissances méditerranéennes. Les conditions du commerce sur cette mer ont dû influencer fortement la vie économique des nations du Nord; elles ont même introduit un élément actif dans leurs rapports politiques réciproques.

Les voyages des marchands scandinaves jusqu'en Méditerranée semblent avoir commencé dès la seconde moitié du XVIIe siècle; mais c'est seulement au XVIIIe siècle qu'ils ont pris un essor remarquable qui en a fait un problème vital pour les gouvernements; tout d'abord, parce qu'en arrivant au sud du cap Finistère, les bateaux scandinaves couraient un danger redoutable, accru encore après le passage du détroit de Gibraltar; c'étaient les corsaires barbaresques, qui, dès le XVIIe siècle, avaient fait de la piraterie un métier régulier, protégé ou plutôt géré par leurs sultans, deys et beys. Leur domination de la Méditerranée constituait un obstacle très sérieux au commerce scandinave, et les navigateurs hardis du Nord qui osaient braver un tel risque ont dû trop souvent payer leur courage, ou la cupidité de leurs employeurs, par la perte de la vie ou de la liberté. Plus d'un marin scandinave a langui dans l'esclavage au Maroc ou dans les autres pays barbaresques, et la crainte des corsaires méditerranéens a pris une place dans le cercle des idées populaires chez toutes les nations du Nord. En voici un témoignage: lorsque, au commencement du XIXe Siècle, un nouveau faubourg d'assez mauvais renom se forma en dehors de la ville de Christiania, il reçut du peuple le nom peu flatteur d'Algérie et de Tunisie ou des États de brigands. Dans un des émouvants chants de mort du grand poète norvégien Henrik Wergeland, le Dernier voyage, l'image du diable s'est transformée tout naturellement en un corsaire barbaresque.

Les gouvernements scandinaves durent alors intervenir pour protéger leurs marins contre ce danger. La Suède commença, en 1663, par organiser, de son côté, une sorte de contre-piraterie régulière, chargée de piller les bateaux musulmans dans la mer Rouge, essai qui, d'ailleurs, échoua lamentablement. Alors on entra dans la voie des négociations amicales, suivant, l'exemple de la France qui, la première, avait consenti à payer aux chefs corsaires une contribution annuelle en garantie d'une navigation paisible. Enfin, la Suède obtint des traités basés sur le même principe avec l'Algérie (1729), la Tunisie (1736), la Tripolitaine (1741), le Maroc (1763). Le roi de Danemark et de Norvège, considérant les avantages ainsi obtenus pour le commerce suédois et imitant son rival favorisé, conclut des traités analogues avec l'Algérie en 1746 et avec les autres États barbaresques de 1751 à 1753.

En vertu de ces traités, le commerce scandinave sur la Méditerranée devint très important dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et, pendant les guerres de la Révolution, les bateaux neutres scandinaves se chargèrent même du trafic de la mer au service de l'Angleterre, de la Hollande et de la France. Dès 1759, un ministre danois pouvait dire que 400 bateaux danois et norvégiens étaient occupés dans le commerce méditerranéen. Un peu plus tard, le nombre annuel des lettres de mer algériennes signées par le roi danois arrivait au total de 3 ou 400; mais, pendant la période de 1793 à 1799, ce même nombre monta jusqu'à 700, à 1000 ou même à 1100. Pour la Suède, on sait que le nombre total des lettres de mer dites turques, signées pendant un siècle, de 1739 à 1840, monta à plus de 25,000, avec une moyenne de 250 par an. En compensation pour la sécurité de son commerce méditerranéen, la Suède a payé aux États barbaresques pendant le même siècle une somme totale montant à plus de 50 millions de francs (d'après le cours d'avant-guerre).

Cette énorme contribution créa une question politique intérieure dans les royaumes scandinaves, lorsque la Norvège, en 1814, passa de l'union avec le Danemark à la réunion avec la Suède. Tandis que, jusqu'ici, les affaires étrangères et les finances avaient été communes aux deux royaumes de Danemark et de Norvège, et que le pavillon danois avait couvert le commerce norvégien, subitement la Norvège, qui avait commencé par proclamer son indépendance absolue, se trouvait chargée d'organiser son administration et ses finances à elle seule. En fait, sa situation faible et isolée l'obligeait à laisser la direction des affaires étrangères à la Suède. Se voyant sans aucun traité de protection avec les États barbaresques, elle dut s'estimer heureuse des avantages qu'elle pouvait retirer des traités de commerce de la Suède. Pour le commerce méditerranéen, le pavillon suédois fut donc obligé de couvrir la navigation norvégienne, le pavillon 'norvégien n'étant pas autorisé à se montrer au delà du cap Finistère.

En retour de cette protection suédoise, l'État norvégien consentit à payer un contingent annuel à la caisse suédoise dite de convoi, somme variant de 85.000 à 170.000 francs par an. Lorsque, plus tard, on découvrit que l'adjonction de la marine marchande norvégienne n'augmentait pas la contribution suédoise aux États barbaresques, on fit remarquer avec amertume que la part norvégienne était plutôt une contribution à la Suède qu'aux États barbaresques. Or, de la part de la Suède, on tira parti de ce même fait pour prétendre qu'il coûterait cher à la Norvège d'essayer d'obtenir un traité séparé avec les États barbaresques, parce que ceux-ci se prétendraient frustrés par le fait qu'ils recevaient la contribution d'une seule nation pour en laisser deux en paix.

En fait, le Storting norvégien avait, dès ses premières réunions, en 1815 et 1818, demandé au roi d'engager des négociations avec les États barbaresques pour obtenir des traités séparés pour la Norvège. Mais la politique suédoise en ce temps-là ne favorisait point ces velléités d'indépendance, et la pauvreté notoire de la Norvège fournit l'excuse de ne pas répondre aux demandes du Storting. Cependant, l'esprit d'indépendance croissant en Norvège rie pouvait supporter longtemps une pareille situation avec patience. Les démocrates norvégiens, encouragés encore par la révolution de Juillet, commencèrent, dès l'été de 1830, une agitation systématique dont le premier but était d'arracher le pouvoir politique à la bureaucratie au profit du peuple proprement dit, mais qui, en même temps, était, nourrie d'idées nationales. Cette agitation l'emporta dans les élections suivantes, dont le résultat fut le Storting radical de 1833, dit Storting des paysans. Le chef moral de la politique nationale était l'avocat Hjelm, dont le nom signifie «casque »; le poète Wergeland saisit cette occasion pour glorifier en lui le casque et la pique de la Norvège dans sa lutte pour le pavillon national. S'appuyant sur le fait acquis désormais de l'occupation du littoral de l'Algérie par les Français, Hjelm mit en avant la proposition formelle de demander au roi de faire admettre le pavillon norvégien dans toutes les mers, surtout en Méditerranée; c'était ce qu'on appelait déjà la libération du pavillon, le symbole de la liberté nationale. Des hommes moins agressifs persuadèrent le Sterling de se contenter de demander les raisons pour lesquelles le pavillon de Norvège devait continuer d'être exclu de la Méditerranée. Même sous cette forme plus modeste, le désir de voir respecter le pavillon par les États barbaresques était élevé au rang d'une cause nationale, et l'adresse au roi soulignait les événements d'Algérie comme des motifs puissants pour soulever la question. Le ministre suédois des affaires étrangères traita l'affaire un peu légèrement. Sans doute, c'est seulement en 1834 que le gouvernement français se décida définitivement à maintenir la conquête de l'Algérie; mais, en fait, les corsaires algériens avaient définitivement disparu de la mer et, dès 1830, la France avait obligé les beys de Tunisie et de Tripolitaine à promettre de renoncer complètement à la piraterie. Aussi s'étonne-t-on de voir le ministre suédois, en 1835, déclarer sèchement que les obstacles au libre accès du pavillon norvégien dans la Méditerranée existaient toujours.

La vérité est que, depuis plus d'une dizaine d'années, les bateaux norvégiens avaient entrepris d'arborer le pavillon national au delà du cap Finistère, et ils avaient fait la triste expérience que les seuls qui refusaient de respecter ce pavillon étaient les consuls de Suède et de Norvège dans les ports méditerranéens. Évidemment, la question avait pris un caractère purement politique, concernant uniquement les rapports entre les deux royaumes unis. Alors, la volonté nationale en Norvège se manifesta d'une manière non équivoque. Au Storting qui se réunit en 1836, Hjelm ne fut plus en minorité. Dans deux longs exposés des motifs, composés l'un par Hjelm lui-même, l'autre par un de ses collègues, une motion tendant à faire réaliser ce que la nation désirait pour la question du pavillon fut basée aussi bien sur les faits particuliers que sur les principes de souveraineté nationale, et le Storting s'y joignit unanimement.

Le roi ne pouvait plus résister à une volonté aussi fermement exprimée et enfin, le 11 avril 1838, il signa une ordonnance abolissant toutes les défenses contre l'usage du pavillon norvégien au delà du cap Finistère. Il manifesta sa mauvaise humeur en rejetant sur le Storting la responsabilité des conséquences que devait entraîner une mesure aussi dangereuse. Néanmoins, le fait resta, et toute la nation norvégienne célébra la libération du pavillon. En fait, ce fut le premier triomphe de la Norvège dans sa lutte pour une plus complète indépendance au sein de l'union avec la Suède; la jeune nation y sentit l'expression de forces nouvelles montant dans son corps social.

Cependant, tout danger n'était pas écarté, tant que le Maroc soutiendrait les corsaires. Sans doute, peu après la conquête de l'Algérie, le sultan du Maroc se vit obligé d'abandonner toutes les contributions que lui versaient les États chrétiens pour se libérer de sa piraterie; mais les seuls États laissés hors de ce traité furent justement les royaumes scandinaves. Ils continuèrent donc de payer leurs contributions annuelles au sultan : le Danemark, une somme de 25,000 piastres; la Suède et la Norvège, 20,000 piastres par an. Cet état d'exception s'expliquait par le fait que les royaumes du Nord n'entretenaient aucune marine militaire dans la Méditerranée; mais, évidemment, ils ne pouvaient être satisfaits de rester les seuls tributaires du Maroc, et la pacification progressive de l'Algérie devait les encourager à secouer la honte du vieux traité.

Si le premier effet de la conquête de l'Algérie sur la politique scandinave avait été d'éveiller l'esprit d'indépendance nationale, la seconde conséquence fut d'un caractère tout à fait différent, de nature à rapprocher les trois nations scandinaves. L'initiative vint du roi danois, Christian VIII. C'était le même prince qui, en 1814, s'était mis à la tête des Norvégiens dans leur lutte pour l'indépendance absolue contre la réunion à la Suède sous le prince français Charles-Jean, né Bernadotte. Depuis le conflit de 1814, qui avait fini par séparer la Norvège du Danemark et la réunir avec la Suède, les cours de Copenhague et de Stockholm s'étaient tenues à une certaine distance l'une de l'autre, chacune suivant une politique différente, dominée par une méfiance réciproque. Lorsque, en 1837, un mouvement scandinaviste sembla se dessiner, les deux cours s'empressèrent de donner leur désaveu au mouvement, et cela était surtout important pour le roi Charles-Jean qui craignait de voir compromettre son alliance étroite avec la Russie. En fait, l'orientation de la politique suédoise vers l'Est n'était point appuyée par une opinion publique unanime et, principalement après la révolution de Juillet, l'opposition politique en Suède demandait de plus en plus énergiquement un rattachement aux puissances occidentales, France et Grande-Bretagne, combiné avec une conduite amicale envers le Danemark. Aussi, pendant les dernières années de Charles-Jean, voit-on se préparer un changement dans sa ligne politique. On le remarque pour la première fois à l'occasion de la réunion des étudiants danois et suédois en 1843, lorsque les protestations de la cour de Saint-Pétersbourg furent reçues assez froidement à Stockholm et restèrent sans effet. En réalité, le changement était préparé dès l'année précédente, lorsque Christian VIII, devenu roi de Danemark en 1839, proposa à son ancien rival de s'entendre avec lui contre le sultan du Maroc.

La proposition fut acceptée. En 1843, il fut convenu entre les deux cours d'entreprendre des négociations communes pour la suppression des contributions et, l'année suivante, peu de temps avant la mort du vieux roi Charles-Jean, des négociations s'ouvrirent à Tanger, tandis qu'une escadre de vaisseaux danois, suédois et norvégiens, se réunissait dans les eaux marocaines. Cette action ne fut pas seulement le premier pas vers une politique de coopération scandinave, elle marqua aussi le début d'une orientation nouvelle dans la politique étrangère de la Suède. En effet, pour les négociations avec le Maroc, les deux cours scandinaves avaient demandé la médiation de la France et de l'Angleterre. II arriva que, pendant l'été de 1844, la guerre éclata entre la France et le Maroc; la victoire complète des forces françaises abattit l'arrogance du sultan, qui avait commencé par repousser catégoriquement les demandes scandinaves. Il osa cependant prétendre que les contributions annuelles devraient être capitalisées comme des rentes fixes qui lui appartenaient de droit; mais, sous la pression anglo-française, il fut forcé de battre en retraite et enfin, le 5 avril 1845, il conclut, avec les royaumes scandinaves, les traités qui abolissaient sans phrase les dernières contributions dues aux États barbaresques.

Ainsi, la conquête française de l'Algérie avait d'abord, comme c'était naturel, changé les conditions du commerce scandinave dans la Méditerranée. En second lieu, elle eut des conséquences importantes pour la politique scandinave proprement dite; elle avait donné à la lutte nationale de la Norvège une assistance effective, qui préparait la première victoire de son programme d'indépendance. Elle avait, en outre, conduit à la première entreprise de coopération politique de tous les royaumes scandinaves, ce qui, en même temps, produisit un changement décisif dans leur politique étrangère. Ce n'est peut-être pas là de la grande histoire; mais, pour les peuples scandinaves, cela représente des événements d'une importance primordiale. Eux aussi, ils ont eu des raisons puissantes pour prendre part à la célébration du centenaire de l'Algérie française.


Halvdan KOHT. 1929