Aide:Bac à sable

De Encyclopédie-de-L'AFN_1830-1962

((les Grands et les Petits soldats 

Les grands soldats de l’armée d’Afrique ont réalisé en Algérie non pas la conquête brutale du sol par les armes, mais la conquête progressive des populations indigènes, grâce à leur justice, à leur bienveillance et à leur générosité. Ils ont dû souvent employer la force, mais après avoir usé de tous les moyens de conciliation. Leur œuvre a été constructive ; elle a établi la paix, la prospérité et le bonheur, dans un pays désolé par les luttes intestines, l’insécurité et la misère, tandis que l’œuvre des armées dans les pays les plus civilisés, est malheureusement destructive, et laisse derrière elle la souffrance pour de longues années. Il serait d’ailleurs injuste de limiter à quelques figures éminentes la liste des noms dignes d’être conservés par l’histoire. Les soldats remarquables de l’armée d’Afrique formeraient une longue galerie, si on voulait les dépeindre tous, car de nombreux personnages ont joué un rôle resté peu apparent, et d’autres étaient, à l’époque de la conquête, encore trop jeunes pour exercer un commandement important.

Dans cette glorieuse phalange peuvent être placés les commandants en chef comme Berthezène, qui avait remarquablement commandé sa division à l’expédition d’Alger, le duc de Rovigo, Voirol, Drouët d’Erlon, Damrémont tué la veille de l’assaut de Constantine, le maréchal Valée ; des conducteurs d’hommes comme Oudinot, Baraguey d’Hilliers, de Bourjolly, Létang, Thiéry, Duvivier, d’Armandy, Marey, de Barral, Négrier, Combe, Morris, d’Hautpoul, Charon, Renaud, Korte, Comman, Géry, Genti, Tempoure, Tartas, Charras, Martimprey, Montauban, d’Allonville, Margueritte, du Barail, Trochu ; des officiers connaissant bien les Indigènes comme Daumas, Walsin-Esterhazy, Pellissier de Raynaud, Bazaine, Beauprêtre, Vergé du Taillis ; de futurs grands chefs comme Saint-Arnaud, Pélissier, Forey, Bosquet, Mac-Mahon, Canrobert, Chanzy. Chacun d’eux mériterait un portrait qui ferait ressortir aussi bien ses hauts faits militaires que ses effets organisateurs. Combien d’autres sont tombés comme le lieutenant-colonel de Montagnac à Sidi-Brahim, sans avoir pu donner la mesure de leur valeur…

Les maréchaux Clauzel, Bugeaud et Randon symbolisent bien les trois grandes étapes de la conquête d’Algérie : tâtonnements et essais ; luttes ardentes et décisives ; pacification complète et organisation définitive. On a voulu souvent attribuer tout le mérite de la conquête à Bugeaud ; il faut rendre hommage à ses prédécesseurs et à ses successeurs. Clauzel a eu de grandes idées ; dans son premier gouvernement, il a envisagé une sorte de protectorat français par l’intermédiaire de la maison de Tunis, qui eût modifié complètement l’histoire de l’Afrique du Nord ; dans le second, il a projeté l’occupation méthodique de l’Algérie et il aurait pu la réaliser s’il avait obtenu du Gouvernement des moyens suffisants ; il a conçu d’une manière très large le développement agricole et commercial du pays. Il a été combattu à Paris par des ennemis acharnés, pendant qu’il se dévouait à sa tâche. Si Bugeaud, qui n’a pas eu moins d’ennemis, a réussi, c’est parce qu’il a eu la confiance et l’appui de Louis-Philippe, et parce qu’il a disposé de moyens proportionnés à ses entreprises. Randon a achevé l’œuvre de Bugeaud ; il a entrepris celle qui a été réalisé après lui par les gouvernements successifs et qui se continue au XXe siècle. Les Fils de Louis-Philippe ont été en quelque sorte les animateurs de l’armée d’Afrique. Envoyés à tour de rôle en Algérie par leur père afin de prendre part aux expéditions, ils y étaient le vivant témoignage de l’intérêt personnel que le Roi prenait aux opérations. Les gouverneurs et les généraux ne manquaient pas de souligner leur présence, dans les ordres adressés aux troupes. Les visites que fit le duc d’Orléans aux hôpitaux et les améliorations qu’il exigea, montrèrent aux soldats que l’héritier de la couronne ne négligeait pas de s’occuper de leur sort. Louis-Philippe disait dès le mois de décembre 1841 dans son discours du Trône, en des termes qui laissaient transpercer quelque fierté personnelle : « Nos braves soldats poursuivent, sur cette terre désormais et pour toujours française, le cours de ces nobles travaux auxquels je suis heureux que mes fils aient eu l’honneur de s’associer ». L’incroyable succès que le duc d’Aumale remporta à la prise de la Smala, en 1843, ne contribua pas peu à accroître la popularité de ces jeunes princes doués d’un ensemble rare de belles qualités.

Les Indigènes ont été des conseillers utiles, trop peu employés, et des exécutants splendides. En voyant ce qu’ont fait Mustapha ben Ismaël et Yusuf, on se rend compte des services qu’auraient pu rendre tant de chefs musulmans qui se sont offerts aux représentants de la France et ne se sont tournés contre eux que par suite de leurs hésitations, de leur faiblesse, et parfois même de leurs abandons.

Les principaux lieutenants de Bugeaud, La Moricière, Changarnier, Cavaignac et Bedeau, ont créé, sous la haute direction de l’illustre gouverneur, un système de guerre spécial, approprié à la nature du pays et à l’ennemi qu’ils combattaient.

Les principes de ce système échappaient aux chefs qui n’avaient pas l’esprit assez souple pour concevoir autre chose que la tactique employée contre les armées européennes, et qui prétendaient combattre en Afrique comme à Wagram : « Ces fameuses reliques de l’Empire écrivait Montagnac en 1842, arrivent ici avec des idées préconçues, des systèmes qu’ils se sont forgés dans leurs cabinets, avec quelques farceurs d4officiers d’état-major… Il est facile de concevoir que ces anciens héros, tourmentés par leur jalousie, ne consentiront jamais à suivre la voie tracée par les La Moricière, les Changarnier, les Bedeau, etc. (réf. Montagnac, Lettres d’un soldat, Paris, Plon, 1885 p.275). Ces principes sont cependant restés vrais, et leur oubli périodique a amené à plusieurs reprises, dans l’histoire de l’Afrique du Nord, des insuccès qui auraient pu être évités.

Pour punir de leurs agressions des tribus qui disparaissaient devant eux, Bugeaud et ses lieutenants ont dû parfois recourir à des procédés employés par les Turcs et repris par Abd el kader ; ils ont été amenés à détruire des récoltes, à incendier des villages, à prendre comme otages des vieillards, des femmes et des enfants. Ces moyens n’ont été utilisés qu’à regret contre des populations insensibles à tout ce qui ne les atteignait pas matériellement. Dès que ces populations manifestaient le désir de vivre en paix, les plus grands efforts étaient faits pour assurer leur sécurité et leur bien-être. C’est en effet à la colonisation du pays que les grands chefs de l’armée d’Afrique n’ont cessé de penser, au milieu de leurs efforts pour amener la paix. Clauzel déclarait dès le mois de mars 1832 à la tribune de la Chambre, que la Régence d’Alger devait, au bout de 10 ans, livrer au commerce une somme de plus de 200 millions de denrées coloniales, et au bout de 20 ans, compter près de 10 millions d’habitants ; il publia en 1833 un volume sur la question. Bugeaud écrivit nombre de rapports et de brochures relatives à la colonisation, dès 1838, et pendant son gouvernement de 1841 à 1847. Cavaignac, La Moricière et Bedeau réunirent eux aussi dans des volumes le résultat de leurs méditations à ce sujet. Randon accomplit une œuvre dont il continua à suivre le développement même après sa rentrée en France.

La passion avec laquelle certains d’entre eux soutinrent leurs idées fut telle qu’elle contribua dans une large mesure à les séparer et même à développer entre eux de funestes jalousies. Bugeaud et La Moricière se trouvèrent aux prises ; et lorsque Bugeaud constata que le Parlement accordait ses préférences au système de La Moricière, il abandonna le gouvernement général, plutôt que de renoncer à sa « colonisation militaire » et que d’assister à l’éclosion en Algérie d’une administration civile. La lutte entre Bugeaud et La Moricière fut d’autant plus vivre qu’ils s’appuyaient sur des hommes politiques, des journaux et des partis, étant l’un et l’autre députés.

Presque tous les grands soldats de la conquête algérienne ont été députés et ont versé dans la politique. Lors des événements de la Révolution de 1848, se retrouvèrent à Paris, dans des rôles divers, Bugeaud, Bedeau, La Moricière, Cavaignac et Changarnier, sans parler d’autres Africains tels que Trézel, Charras, Duvivier et Le Flô. Lors de la préparation du coup d’Etat du 2 décembre 1851, la « nouvelle Afrique », où l’on comptait Saint-Arnaud, Magnan, Fleury, Canrobert, d’Allonville, Espinasse, travailla pour l’établissement de l’Empire ; par contre, parmi les seize représentants du peuple arrêtés le 2 décembre, se trouvèrent Changarnier et Bedeau, qui prirent, ainsi que Charras et Le Flô, le chemin de l’exil.

Les grands soldats de l’armée d’Afrique ont été des idéalistes ; ils ne tinrent compte de leurs intérêts personnels ni dans leurs campagnes algériennes ni dans leurs luttes politiques, et finirent rarement leur existence dans les honneurs. Depuis Bourmont qui emportait en exil, comme seul trésor, le cœur de son fils mort de sa blessure, et Clauzel qui revenait à la maison paternelle avec « sa vieille épée de combat, sans or ni diamants à la monture », jusqu’à Randon qui rentrait en France sans avoir tiré profit de son long gouvernement, ils n’ont pensé qu’à la grandeur de la France et à la prospérité de l’Algérie.

Qu’ils symbolisent dans l’histoire l’effort accompli par la France en Afrique du Nord et que leurs noms soient honorés par la prospérité, c’est justice. Mais ils ne doivent pas faire oublier la masse anonyme des officiers, sous-officiers et soldats de l’armée d’Afrique.

Cette armée a accompli une tâche multiple en maniant non seulement le fusil, mais aussi la pioche, la pelle et la truelle. Elle ne s’est pas bornée à pacifier le pays ; elle a assaini les régions malsaines, défriché les terrains broussailleux, créé des routes, construit des hôpitaux et des écoles, fondé des cités devenues prospères. C’est elle aussi qui a posé les principes de l’administration des Indigènes, établi avec eux des relations commerciales, associé leur travail au sien.

Dans cette riche contrée qu’est devenue l’Algérie, les colons n’ont pas le temps, au cours de leurs journées remplies, d’apprendre l’histoire des champs qui leur donnent la fortune sous forme de blé, de raisin, d’olives et de fruits divers, et ignorent au prix de combien de vies humaines ces terres ont été arrachées à la stérilité ; les voyageurs qui traversent ces pays fertiles en automobile, sur de bonnes routes, ne se doutent pas qu’elles ont à l’origine été construites par des soldats qui ont reçu, pour récompense de leur travail, un supplément de pain et un quart de vin par jour, soit 0,15 fr au prix de l’époque.

De milliers d’officiers et de soldats de l’armée d’Afrique sont morts sur les champs de bataille, dans les hôpitaux ou dans leurs foyers. Ceux qui ont vécu sont restés pauvres, après avoir déposé entre les mains de la France les richesses d’un pays magnifique, où Européens et Indigènes connaissent la prospérité et le bonheur.

Puissent le dévouement et le désintéressement de ces glorieuses phalanges, depuis les grands soldats placés à leur tête jusqu’aux petits soldats perdus dans le rang, servir d’exemple aux hommes trop enclins à ne chercher dans l’existence que des satisfactions matérielles. Les « Africains » ont travaillé et sont morts pour la France. Ils n’ont guère désiré qu’une chose, c’est que la France leur reste reconnaissante de leur sacrifice ; leur désir n’est pas déçu : sur les fêtes du Centenaire de l’expédition d’Alger plane le grand souvenir de l’armée d’Afrique.

« Cahiers du Centenaire de l’Algérie N° IV » 1830/1930
« Les grands soldats de l’Algérie » par M. le général Paul AZAN.))