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Lettre de M. Chevaller au Commandant Moret
Fribourg, le 12 février 1832.
Ta lettre, mon bien cher commandant, est venue le douzième jour après sa naissance, me surprendre bien agréablement, et causer une heureuse diversité -à un rhumatisme cérébral qui m'affecte depuis trois semaines. Ce n'est pas impunément qu'arrivé à un certain âge on se lance dans des carrières nouvelles, où il faut lutter sans cesse contré le fanatisme, le colosse de l'oligarchie et l'ingratitude des contemporains, qui ne sont pas encore mûrs pour nos belles constitutions, et où l'on ne trouve d'autre compensation que le sentiment d'avoir bien rempli son mandat, ses devoirs, et la perspective d'une génération plus reconnaissante parce qu'elle jouira du résultat de nos sueurs.
L'empressement de ma réponse te prouvera l'impression que j'ai ressentie. Je ne regarde pas ta permutation comme une disgrâce. La légion étrangère a été créée pour diminuer dans les grandes cités de la France la matière vénale des émeutes ; il fallait décharger la France de cette tourbe hétérogène d'ouvriers, d'intrigants, d'escrocs, de gens sans aveu, malheureux jouets de la fortune, qui encrasse les pavés. Pour discipliner une telle horde, il fallait un militaire consommé, un bras de fer, un caractère d'une trempe inaltérable : la perspicacité de tes supérieurs a désigné mon Hercule, qui réalisera leur espoir, justifiera leur confiance. Tes succès seront. récompensés par l'avancement dont on t'a trop berné, que la faveur t'a toujours escamoté sous le régime des déceptions, que tous ceux qui te connaissent regardent comme juste et mérité parce que tes services sont des réalités.
Abordons à présent le projet de colonisation ; je n'ai pas besoin de lire ton docteur Shaw pour avoir une idée du pays. Je me rappelle des richesses de Carthage, de Masinissa, des rois de Numidie, dont les Bédouins me paraissent avoir conservé quelque chose, des établissements heureux que les Vandales vaincus en Europe firent dans cette contrée, des richesses et du luxe, que les Maures chassés emportèrent d'Espagne, en un mot des ressources que les côtes d'Afrique (que la civilisation n'aurait jamais dû abandonner à la barbarie) ont de tous temps fournies, soit à l'ancienne Rome, soit à l'Europe moderne; ainsi mes idées sur la nature du sol sont fixées et ma conviction établie.
Tu me demandes, si tu pourrais, dans le cas d'une concession de terres de la part du Gouvernement français, tirer de ce canton 600 colons jeunes, robustes et bien formés. Mon cher ami, je te réponds: oui, trois fois oui, et tu rendrais au canton un service signalé. Un quart d'heure après la lecture de ta lettre, je me suis rendu chez notre président, M, l'avoyer Montessach, surnommé Le Turc, et, sans déprimer les autres, la première tète du canton. Après lui avoir communiqué ton idée : «Je connais à peu près le pays, m'a-t-il dit ; j'ai été à Tunis et dans quelques autres villes de ces parages, applaudissant à la conquête des Français. J'avais déjà presque rêvé à cette époque qu'une colonisation pourrait devenir utile à mon pays ; écrivez à M. le commandant Moret que j'appuierai son projet, ses démarches, de toute la force de mon crédit, que je forme les voeux les plus ardents pour que mon rêve devienne une vérité.»
Les capitulations, que l'oligarchie exploitait à son profit, ont causé des plaies incurables, passant sous silence l'habitude de la paresse, l'échange des qualités nationales contre les vices étrangers. Il en est résulté une espèce de population parasite appelée heimatlos ou gens sans patrie, qui appartiennent au canton sans être citoyens ni communiers. Ce sont les étrangers que les capitaines avaient admis dans leurs compagnies, sans le consentement des souverains respectifs, et à qui ceux-ci ont depuis interdit la rentrée dans leurs Etats. Ces prolétaires repoussés partout et qui ont pullulé d'une manière épouvantable sont à la charge de l'Etat et doivent être répartis entre toutes les communes, qui n'en ont pas encore reçu leur quote-part.
Ajoutez que depuis l'abolition de la mendicité, chaque commune étant chargée de nourrir ses pauvres, celles qui ont été trop coulantes pour le prix de réception, se trouvent surchargées et disposées à faire des sacrifices pour être débarrassées de cette exubérance. Tu vois donc que la matière colonisable ne, nous manque pas, et que le canton ta devrait une statue, si tu devenais l'Esculape, qui le guérissait de cette lêpre corrosive. Je suis même convaincu que soit le Gouvernement, soit quelques communes feraient des sacrifices, quelques minimes que soient leurs ressources.
Il est donc à propos que tu nous proposes un plan, que tu catégorises les propositions, les conditions de l'admission, la note des ustensiles, de l'habillement, des fonds exigibles de chaque colon, un aperçu des dépenses jusqu'à destination. L'entretien jusqu'à première récolte pourrait peut-être devenir trop onéreux.
Pondère, retourne tes projets de tous les côtés, afin que tu ne sois pas victime et compte que, dans tout ce qui s'accordera avec le bien public et les intérêts du canton, tu trouveras une collaboration efficasse (sic) dans ton ancien ami et dans les membres du Gouvernement, qui se sont rangés sous la bannière libérale.
......
Vale, centies, vale.
Signé : CHEVALLER. Conseiller d'Etat, Président du Conseil de Police.
Archives du Gouvernement Général de l'Algérie, E. 48.