« Propriété foncière » : différence entre les versions

De Encyclopédie-de-L'AFN_1830-1962
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== <center>'''ESPACE URBAIN -Public-'''</center>  ==
== <center>'''ESPACE URBAIN -Public-''' (Empire ottoman avant réformes)</center>  ==


Stéphane Yérasimos, dans son article «&nbsp;La limite et le passage dans l’espace musulman&nbsp;»41 développe son argumentation concernant l’espace public sur le type de la jurisprudence qui régit la ville et l’espace urbain. Il trouve deux différences essentielles dans «&nbsp;la ville de droit musulman&nbsp;» par rapport à «&nbsp;la ville de droit romain&nbsp;»&nbsp;: l’absence d’espace public et la disparition de la limite, les deux étant liées. Dans la ville de droit musulman, il existe des espaces communs possédés collectivement par la communauté&nbsp;; ils sont la copropriété de tous les musulmans. Cependant, la possession collective des espaces communs par la communauté musulmane ne s’identifie pas à un espace public qui est «&nbsp;possession du pouvoir et géré par lui&nbsp;» d’après S. Yérasimos42. Il faut noter aussi qu’il s’agit là de la communauté de tous les musulmans – «&nbsp;djemaa&nbsp;» – et non pas d’une communauté urbaine au sens Wéberien du terme43.  
Stéphane Yérasimos, dans son article «&nbsp;La limite et le passage dans l’espace musulman&nbsp;»41 développe son argumentation concernant l’espace public sur le type de la jurisprudence qui régit la ville et l’espace urbain. Il trouve deux différences essentielles dans «&nbsp;la ville de droit musulman&nbsp;» par rapport à «&nbsp;la ville de droit romain&nbsp;»&nbsp;: l’absence d’espace public et la disparition de la limite, les deux étant liées. Dans la ville de droit musulman, il existe des espaces communs possédés collectivement par la communauté&nbsp;; ils sont la copropriété de tous les musulmans. Cependant, la possession collective des espaces communs par la communauté musulmane ne s’identifie pas à un espace public qui est «&nbsp;possession du pouvoir et géré par lui&nbsp;» d’après S. Yérasimos42. Il faut noter aussi qu’il s’agit là de la communauté de tous les musulmans – «&nbsp;djemaa&nbsp;» – et non pas d’une communauté urbaine au sens Wéberien du terme43.  


     41  S. Yérasimos, «&nbsp;La limite et le passage dans l’espace musulman&nbsp;», op.cit., pp. 157-164.
     41  S. Yérasimos, «&nbsp;La limite et le passage dans l’espace musulman&nbsp;», op.cit., pp. 157-164.
  42  Ibid., p. 157.
42  Ibid., p. 157.
  43  Stéphane Yérasimos précise que les non musulmans résidents sont des protégés de la communauté et l(...)
43  Stéphane Yérasimos précise que les non musulmans résidents sont des protégés de la communauté et l(...)


     44  S. Yérasimos, ibid., pp. 157-158.
     44  S. Yérasimos, ibid., pp. 157-158.
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     45  S. Yérasimos, ibid., p. 159.
     45  S. Yérasimos, ibid., p. 159.
  46  Il est intéressant de noter que la transition graduelle du plus public au plus privé est réintrodu(...)
46  Il est intéressant de noter que la transition graduelle du plus public au plus privé est réintrodu(...)
  47  Stéphane Yérasimos utilise le terme de «&nbsp;l’espace alvéolaire&nbsp;». Il interprète l’espace urbain de l(...)
47  Stéphane Yérasimos utilise le terme de «&nbsp;l’espace alvéolaire&nbsp;». Il interprète l’espace urbain de l(...)
  48  Il est à noter que Stéphane Yérasimos traduit le terme «&nbsp;amm&nbsp;» par «&nbsp;commun&nbsp;», «&nbsp;communautaire&nbsp;»,(...)
48  Il est à noter que Stéphane Yérasimos traduit le terme «&nbsp;amm&nbsp;» par «&nbsp;commun&nbsp;», «&nbsp;communautaire&nbsp;»,(...)
  49  Ibid., p. 157.
49  Ibid., p. 157.


Stéphane Yérasimos conclut que ces deux différences entre la ville de droit romain et celle de droit musulman «&nbsp;entraînent deux statuts opposés d’espace urbain&nbsp;»45. Dans la ville de droit romain, le statut de l’espace public est toujours égal sur toute son étendue du point de vue législatif. En principe, toute la ville peut être traversée sans qu’il y ait de changement dans la qualité publique des rues que l’on parcourt. Par contre, dans la ville de droit musulman l’espace commun change de statut à chaque pas, en fonction de sa proximité des propriétés des riverains46. Les rues de la ville musulmane qui apparaissaient comme des labyrinthes aux voyageurs occidentaux, sont destinées, en réalité, à assurer l’accès «&nbsp;du plus commun au plus privé&nbsp;», ou vice versa, et non pas la traversée de la ville d’un bout à l’autre. Le tissu «&nbsp;alvéolaire&nbsp;» qui caractérise la ville musulmane, même si l’architecture locale varie d’une géographie à l’autre, est produit par cette logique fondamentale47. L’espace communautaire change de caractère «&nbsp;du plus commun au plus privé&nbsp;» le long d’un parcours qui commence par les axes principaux de la ville, qui suit les rues secondaires des quartiers, pour aboutir enfin au cul-de-sac. En effet, les rues de la ville se divisent en deux catégories selon la loi islamique&nbsp;: 1. tarik-i ‘amm&nbsp;: rue commune/ communautaire, «&nbsp;copropriété de tous les musulmans&nbsp;»48&nbsp;; 2. tarik-i hass&nbsp;: rue privative, «&nbsp;copropriété de ses propres riverains seuls&nbsp;»49.  
Stéphane Yérasimos conclut que ces deux différences entre la ville de droit romain et celle de droit musulman «&nbsp;entraînent deux statuts opposés d’espace urbain&nbsp;»45. Dans la ville de droit romain, le statut de l’espace public est toujours égal sur toute son étendue du point de vue législatif. En principe, toute la ville peut être traversée sans qu’il y ait de changement dans la qualité publique des rues que l’on parcourt. Par contre, dans la ville de droit musulman l’espace commun change de statut à chaque pas, en fonction de sa proximité des propriétés des riverains46. Les rues de la ville musulmane qui apparaissaient comme des labyrinthes aux voyageurs occidentaux, sont destinées, en réalité, à assurer l’accès «&nbsp;du plus commun au plus privé&nbsp;», ou vice versa, et non pas la traversée de la ville d’un bout à l’autre. Le tissu «&nbsp;alvéolaire&nbsp;» qui caractérise la ville musulmane, même si l’architecture locale varie d’une géographie à l’autre, est produit par cette logique fondamentale47. L’espace communautaire change de caractère «&nbsp;du plus commun au plus privé&nbsp;» le long d’un parcours qui commence par les axes principaux de la ville, qui suit les rues secondaires des quartiers, pour aboutir enfin au cul-de-sac. En effet, les rues de la ville se divisent en deux catégories selon la loi islamique&nbsp;: 1. tarik-i ‘amm&nbsp;: rue commune/ communautaire, «&nbsp;copropriété de tous les musulmans&nbsp;»48&nbsp;; 2. tarik-i hass&nbsp;: rue privative, «&nbsp;copropriété de ses propres riverains seuls&nbsp;»49.  
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Stéphane Yérasimos signale qu’il existe un paradoxe apparent entre cet idéal égalitaire et l’acceptation de l’État comme «&nbsp;tout puissant&nbsp;» qui découle aussi de la loi islamique. En fait, on sait que l’Islam a emprunté l’État comme organisation politique aux empires Sassanide et Byzantin, ainsi que leurs traditions autocratiques. S. Yérasimos défend l’idée que l’État – de nature autocratique – existe dans les faits «&nbsp;sans que son existence puisse être définitivement légitimée&nbsp;», alors que la Communauté – de nature consensuelle – existe en droit.  
Stéphane Yérasimos signale qu’il existe un paradoxe apparent entre cet idéal égalitaire et l’acceptation de l’État comme «&nbsp;tout puissant&nbsp;» qui découle aussi de la loi islamique. En fait, on sait que l’Islam a emprunté l’État comme organisation politique aux empires Sassanide et Byzantin, ainsi que leurs traditions autocratiques. S. Yérasimos défend l’idée que l’État – de nature autocratique – existe dans les faits «&nbsp;sans que son existence puisse être définitivement légitimée&nbsp;», alors que la Communauté – de nature consensuelle – existe en droit.  


L’histoire des sociétés musulmanes est caractérisée par une lutte continue, qui n’est pourtant ni reconnue ni résolue, entre la communauté et l’État, entre la loi islamique et le droit coutumier qui en émane. Cette lutte se déroule surtout dans la ville qui est restée «&nbsp;le siège par excellence de la communauté musulmane&nbsp;». L’espace alvéolaire des quartiers résidentiels est à la fois le refuge et la place forte de la résistance communautaire à l’égard du pouvoir. L’État, malgré sa puissance apparente, n’a jamais pu réellement dominer l’espace urbain.
L’histoire des sociétés musulmanes est caractérisée par une lutte continue, qui n’est pourtant ni reconnue ni résolue, entre la communauté et l’État, entre la loi islamique et le droit coutumier qui en émane. Cette lutte se déroule surtout dans la ville qui est restée «&nbsp;le siège par excellence de la communauté musulmane&nbsp;». L’espace alvéolaire des quartiers résidentiels est à la fois le refuge et la place forte de la résistance communautaire à l’égard du pouvoir. L’État, malgré sa puissance apparente, n’a jamais pu réellement dominer l’espace urbain.  


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Version du 7 août 2012 à 15:19


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Texte gras

Algérie

LA SOCIETE CORANIQUE ET LA PROPRIETE

En 1830, lorsque les français débarquent en Afrique du Nord, la notion de "propriété" des autochtones, en Algérie, est totalement différente de la conception européenne.

La propriété est essentiellement collective , le "ARCH"; il correspond au territoire d'une tribu.

Le "MELK",ou propriété individuelle, existe pourtant mais il concerne principalement les maisons des villes et les grandes fermes autour d'Alger. Ces biens appartiennent en général aux KOULOUGHIS et aux JANISSAIRES.

Les communautés religieuses et les confréries ont également leurs biens propres, les "HABOUS", générateurs de revenus pour leur fonctionnement.

Enfin, l'Etat Turc, le BEYLIK possède de très vastes domaines, les "AZELS".

Tout naturellement, les "AZELS" deviennent des biens domaniaux français mais ils s'avèreront très vite insuffisants pour satisfaire les besoins de la mise en valeur (colonisation) et les différents régimes des "CONCESSIONS".



Note :


La majeure partie de la terre appartient en Algérie aux musulmans. Sous cette affirmation rassurante se cache une autre vérité : la terre appartient aux grands propriétaires musulmans.

La religion des tenants d'un certain ordre économique ne doit pas - à mon avis - entrer en ligne de compte pour condamner ou maintenir cet ordre économique. Les grands propriétaires musulmans, et eux seulement, emploient le métayage au cinquième dit ri Khamessat x, de l'arabe Khamms, qui veut dire cinq. Ce système est en réalité une sutvivance du servage féodal.

Le propriétaire fournit la terre, la semence, l'araire de bois et prête les boeufs de labour. Tous les ans, à l'Achoura, il doit donner à son métayer une gandoura de coton et une paire de chaussures. En échange, le propriétaire de la terre recevra les quatre cinquièmes de la récolte à la moisson. Des milliers de familles vivent ainsi de la cinquième partie d'une maigre récolte.


En 1955, le Gouvernement général s'est inquiété - à bien juste raison - de cet état de fait qui n'avait que trop duré. Le métayage à moitié fut instauré, le métayer devant recevoir la moitié du fruit de son travail. Les propriétaires musulmans ont alors exigé de leurs métayers une location couvrant le prêt des boeufs de labour et des instruments, la moitié du prix des semences. L'ouvrier agricole est aujourd'hui ce qu'il était dans la France féodale: un paysan ruiné trop pauvre pour cultiver sa terre; il était donc absurde de lui demander à l'avance le prix d'une location. Cette mesure en apparence humaine du métayage à moitié a conduit des centaines d'ouvriers agricoles dans la main des usuriers. Les autres ont eu vite fait de renoncer à cette nouvelle erreur de la France pour se réfugier dans le métayage au cinquième, le vieux servage qui leur permettait du moins de ne pas mourir de faim.



Maroc

Tunisie

CONSTITUTION DE LA PROPRIÉTÉ EN TUNISIE

Les Français n'ont pas trouvé en Tunisie ces espaces immenses à peine parcourus par de rares tribus nomades que l'immigration a rencontrés en Amérique et en Australie. Tout le sol cultivable était occupé par une population qui avait ses villes et sa civilisation. Les indigènes étaient très nombreux dans certaines régions où ils avaient transformé le pays par leur travail; dans le Sahel de Sousse, par exemple, on comptait plus de 200 habitants au kilomètre carré. La terre vague n'existait que dans le sud, là où la rareté des pluies rend toute culture impossible. Partout ailleurs le sol appartenait à un propriétaire, qui gardait ses limites avec un soin jaloux.

LA PROPRIÉTÉ A L'ÉPOQUE ROMAINE

Les invasions arabes du VIIe et du XIe siècle avaient déjà trouvé un sol couvert de bornes et fortement approprié suivant les principes du droit romain; aussi est-il nécessaire de rechercher quel était l'état de la propriété à l'époque romaine. Il semble en effet que les arabes n'ont pas bouleversé la constitution de la propriété de la province d'Afrique, et qu'ils ont suivi les traditions romaines, si nous en jugeons par certains usages qui se sont maintenus jusqu'à nos jours.

L'Afrique romaine était divisée en d'immenses domaines. Néron, nous dit Pline l'Ancien, fit tuer les six propriétaires qui possédaient la moitié de la province et confisqua leurs biens.

Plus tard, Frontin nous montre des particuliers possédant des territoires aussi étendus que ceux des cités; ces territoires portent le nom latin de saltus. Sur le saltus habite un peuple de cultivateurs. Autour de la villa du grand propriétaire il y a de véritables villages.

Les inscriptions nous font connaître un certain nombre de saltus: celle de Souk-el-Khemis, se rapportant au saltus Burunitanus, nous donne les détails les plus plus précis. Le domaine qui appartenait à l'empereur était loué pour cinq ans à des fermiers généraux qui en exploitaient une partie directement et qui louaient le reste à des cultivateurs. En dehors du prix de location, le petit cultivateur devait fournir au conductor (fermier de tout le domaine) six journées de travail par an, dont deux au moment des labours, deux pour les sarclages et deux pour les moissons. Le nombre de journées avait été fixé par un rescrit d'Hadrien et le conductor, ,violant le rescrit impérial, en exigeait un plus grand nombre. Cet usage s'est maintenu dans tout le nord de la Tunisie; il y a encore de nos jours beaucoup de domaines où les locataires doivent, sous le nom de mahouna„ un certain nombre de journées au propriétaire ou au fermier général.

Dans le sud de la province, au milieu des grandes plantations d'oliviers de Thysdrus (El-Djem), c'était aussi la grande propriété qui dominait. Les Gordiens, qui fournirent des empereurs à Rome, possédaient de grands domaines. Le récit de l'émeute de Thysdrus en 238 nous montre que les propriétaires avaient à leur service un grand nombre de cultivateurs. Ils les font venir de la campagne, les cachent et se mettent à leur tête pour attaquer la demeure du procurator. Nous retrouvons à chaque page du Corpus la mention d'un de ces grands propriétaires africains; les uns élèvent à leurs frais un portique, un mausolée, d'autres construisent un théâtre, un temple ou un aqueduc. Un grand nombre laissent des sommes élevées pour offrir à chaque anniversaire de leur mort un repas (divisiones) à tous les membres de la cité.

Plus tard, en 329 après J.-C., nous voyons en Afrique des révoltes de serfs. Des bandes de serfs prêchent l'égalité sociale ; ils parcourent le pays, mettent les esclaves en liberté, déchargent de leurs dettes les gens obérés. Ils ont à leur tête Naxido et Fashis, des Libyens comme leur nom l'indique. Il fallut envoyer contre eux une armée pour venir à bout de cette révolte sociale. On peut donc affirmer que l'Africa était divisée en domaines immenses sur lesquels vivait un peuple de cultivateurs, hommes libres ou serfs, mais tous placés sous la dépendance d'un riche propriétaire.

LES MUSULMANS ET LA PROPRIÉTÉ

Tel était le régime de la propriété au moment où les Arabes arrivèrent en Afrique à la fin du VIIe siècle. Ils vinrent en petit nombre au VIIe siècle, ils furent plus nombreux au XIe, lors des invasions hillaliennes. Ni au VIIe siècle, ni au XIe siècle, les Arabes ne semblent avoir modifié la constitution de la propriété. Aucun texte ne signale un partage général du sol entre les envahisseurs. Ils se substituent en plus d'un endroit aux anciens propriétaires, le plus souvent les tribus se font concéder de grands domaines à titre de Nita (fiefs). Ils imposent à tels propriétaires des impôts, des droits de protection, mais les limites des domaines ne changent pas.

Le droit musulman, en effet, comme le droit romain, reconnaît le droit de propriété privée; le propriétaire a sur sa chose les mêmes droits que le propriétaire latin. On ne peut s'emparer que des terres inoccupées, des terres mortes; pour ces terres la propriété appartient à celui qui les vivifie, c'est-à-dire à celui qui les occupe effectivement et les met en culture. Aucune limite n'est imposée au droit du premier occupant, on ne fait que déterminer les conditions de sa prise de possession. Il doit entourer de bornes ou de poteaux l'espace occupé et en mettre en culture certaines parties. Le sol de la province romaine n'était pas terre morte, terre vacante; partout des bornes étaient plantées dans le sol, partout le sol était cultivé; il n'y avait donc pas lieu de lui appliquer le principe de la vivification des terres mortes.

Cependant si, en droit, la législation coranique respecte la propriété privée au même titre que la législation romaine, en fait, la volonté du souverain n'a pas toujours tenu compte de ce principe. Le prince musulman est investi du pouvoir le plus absolu sur la vie et les biens de ses sujets; comment en effet celui qui peut envoyer à la mort sans aucun jugement les plus puissants de ses sujets n'aurait-il pas le droit de leur enlever leurs biens? Les confiscations de biens sont très fréquentes dans tous les États musulmans. Aussi, un certain nombre de jurisconsultes musulmans soutiennent que la nue propriété de tous les domaines appartient au souverain seul et que les particuliers n'ont qu'un simple droit de jouissance. Un jour, un propriétaire turc, qui venait d'être exproprié par une compagnie de chemin de fer et se plaignait d'avoir reçu une indemnité dérisoire, répondit, alors qu'on l'engageait à se plaindre au sultan: «Comment oserais-je me plaindre de ce que le sultan m'a enlevé une parcelle de ma terre, alors qu'il pourrait me l'enlever tout entière?»

Ainsi les domaines ont pu changer de maîtres bien souvent sans que leurs limites aient changé. Si on pouvait remonter jusqu'à l'époque romaine, on trouverait probablement que plus d'un grand domaine tunisien a conservé les limites qu'il avait au Ve siècle.

Le mode de propriété n'a pas eu à subir les changements que les circonstances lui ont imposés dans les régions qui, depuis, ont formé l'Algérie. Ces régions, couvertes de montagnes, formées de compartiments géographiques distincts, n'ont jamais été soumises à une autorité commune, forte et respectée. C'était partout l'anarchie, la guerre de tribu à tribu. Comment, dans de telles conditions, un propriétaire isolé pouvait-il jouir de ses droits? le groupement s'imposait dans un pays exposé à la violence et soumis à l'autorité du plus fort. La propriété, de privée qu'elle était à l'origine, était devenue collective par la force des choses; l'individu jouissait de telle ou telle parcelle, mais le droit supérieur appartenait à une collectivité, à la famille le plus souvent, au douar ou à la tribu. On n'y trouvait la propriété privative que dans les régions montagneuses de la Kabylie ou de l'Aurès ou dans les environs des villes.

En Tunisie, la situation a toujours été bien différente: plus de montagnes élevées, plus de compartiments séparés où pouvaient naître et se développer des groupes indépendants ; un seul pouvoir avait pu imposer le respect. L'autorité du dey ou du bey a toujours été reconnue dans l'ensemble du territoire ; ce n'était qu'aux extrémités de la Régence, dans les régions montagneuses de la Khroumirie ou parmi les tribus remuantes du désert, que cette autorité était parfois contestée et méconnue. Chaque année une colonne beylicale parcourait le pays, obligeait les populations à payer l'impôt et à respecter les décisions du pouvoir central. Le propriétaire n'avait pas à redouter ces guerres perpétuelles de tribu à tribu qui désolaient l'Algérie. La propriété individuelle a donc pu se maintenir telle qu'elle existait à l'époque romaine.

LA PROPRIÉTÉ INDIVISE

Ainsi, la propriété collective du douar et de la tribu n'existe pas dans le nord et dans le centre de la Tunisie ; on ne la retrouve que dans quelques tribus nomades de la région désertique. Cependant, même au nord, de grands domaines sont possédés indivis par plusieurs copropriétaires, membres de la même famille. La loi musulmane ne favorise pas l'indivision, comme on le croit généralement. Elle admet le principe de notre droit civil: nul n'est tenu de rester dans l'indivision. Les cohéritiers ou les copropriétaires indivis peuvent provoquer un partage, mais ce partage n'entraînera pas, comme dans notre procédure, la vente aux enchères. Le juge attribue au demandeur une part du champ indivis; si l'immeuble ne peut pas se partager, il détermine le montant de l'indemnité qui doit lui être payée, mais tous les autres copropriétaires continuent à rester dans l'indivision. Ainsi, non seulement le partage est autorisé par la loi, mais il est plus facile à réaliser que dans notre droit français.

Pourquoi donc y a-t-il tant de domaines indivis? C'est l'intérêt seul des parties qui maintient l'indivision. Là où les parties n'ont aucun intérêt à maintenir l'indivision, elle disparaît aussitôt. C'est ainsi que les cohéritiers partagent aussitôt le sol dans les plaines de la Medjerda, où le propriétaire cultive son champ. De même, dans le Sahel de Sousse, ou à Sfax, les olivettes sont généralement partagées entre les cohéritiers à la mort du propriétaire. Pour les grands domaines, les parties ont intérêt à demeurer dans l'indivision. Ces henchirs (1), de 1,000 à 5,000 hectares, sont loués pour trois ans à un seul fermier; le plus souvent les propriétaires habitent Tunis. Si chacun des ayants droit avait sa part distincte, il devrait s'occuper de la location, avoir un agent sur les lieux, veiller au paiement du fermage. Qu'il reste dans l'indivision et il n'aura plus qu'à toucher, à la fin de l'année, le montant de sa part. Il n'est pas rare de trouver des henchirs appartenant à 30 ou 40 propriétaires indivis qui comprennent deux générations de la même famille. En général, les ayants droit sont beaucoup moins nombreux qu'en Algérie; la liste des ventes faites par le tribunal français depuis 1885 fait mention d'ayants droit pour un vingt-quatrième et un trente-sixième. Mais jamais on n'entend parler d'ayants droit pour un millième -ou un dix-millième, comme cela arrive souvent en Algérie. En général, les domaines appartiennent à un seul propriétaire ou à cinq ou six au plus.

L'indivision est de règle pour les habouss privés ; le habouss privé est constitué par la donation de la nue propriété à un établissement religieux et la dévolution de la jouissance aux descendants de la personne qui établit ce habouss. Ce n'est qu'à l'extinction des héritiers que la jouissance appartiendra à l'institution bénéficiaire qui possède déjà la nue propriété. Les descendants pouvant se multiplier à l'infini, le nombre des ayants droit suit la même progression. On rencontre quelques habouss privés possédés en commun par 100 ou 200 ayants droit ; dans des tribus du sud tunisien, on compte plus de 1,000 ayants droit. La tribu possède ses terres de parcours à titre de habouss privé.

(1)Le mot arabe henchir, qui signifie ruine, désigne en Tunisie les grands domaines cultivés.


LES TROIS RÉGIONS AU POINT DE VUE DE LA RÉPARTITION DU SOL

En résumé, le territoire de la Tunisie, partout où le sol a quelque valeur, est soumis au régime de la propriété privative ; partout des bornes et des limites sont établies entre les divers domaines, partout un homme peut dire: «Cette terre est à moi.» L'indivision que l'on rencontre souvent ne provient ni des institutions, ni des lois; elle a pour cause unique l'intérêt qu'ont les parties à la maintenir. Mais les domaines ont une étendue fort inégale suivant les régions; cette diversité correspond d'une façon manifeste à la diversité des climats.

Au point de vue de la constitution de la propriété, comme au point de vue agricole, on peut diviser la Régence en trois grandes régions: celle du nord, celle du centre et celle du sud. Dans cette dernière, le sol n'a été l'objet d'appropriation que dans les endroits où l'on rencontre de l'eau: partout ailleurs le sol n'a qu'une faible valeur et reste souvent sans propriétaire. Dans les deux premières régions, il n'y a pas une parcelle de terrain qui ne soit nettement appropriée: c'est le grand domaine qui occupe la plus grande étendue, mais partout la petite propriété a entamé le vaste henchir; elle forme des îlots plus ou moins importants. On ne connaît pas toujours les origines de ce travail, mais on peut en apercevoir nettement les causes et les résultats.

LA RÉGION SEPTENTRIONALE
La grande propriété

Cette région reçoit des pluies régulières, la culture des céréales y donne des rendements rémunérateurs; elle comprend le bassin de la Medjerda, de l'Oued-Miliane et la presqu'île du cap Bon. Les henchirs y dépassent rarement une étendue de 2,000 à 3,000 hectares de terres labourables, la plupart en ont environ 200 à 300. Il importe en effet de distinguer nettement les terres cultivables de la superficie totale du domaine. Tel henchir d'une superficie de 4,000 à 5,000 hectares renferme à peine 1,000 hectares de terres labourables, soit 100 mechias. Les cultivateurs indigènes font toujours cette distinction qui est mise au second plan par les colons européens au moment où ils arrivent dans le pays. Là où il y a des broussailles ou des landes et pâtis inutilisables pour la culture, la superficie totale des domaines augmente dans des proportions extraordinaires.

On ne connaît que cinq à six henchirs renfermant plus de 3,000 hectares de terres en culture: ce sont la Merdja de Khérédine à Souk-el-Khemis, le habouss Tsala et l'henchir Kholdjan et Blidah, dans le contrôle de Bizerte, le Krib et Gaffour, dans celui de Teboursouk. Les domaines où l'on cultive chaque année 200 à 300 hectares sont les plus nombreux; ils occupent la plus grande partie du territoire des régions bien cultivées. Un certain nombre de ces domaines se sont formés par le démembrement de grands henchirs. L'exemple le plus frappant que nous connaissions est celui de Teboltech, situé près de Tebourba. Au commencement de ce siècle, il formait un seul domaine de 3,000 hectares; un premier partage le divisa en quatre propriétés de 800 hectares. Deux d'entre elles ont ensuite donné naissance, l'une à trois henchirs de 250 hectares, l'autre à trois propriétés de moyenne étendue et à un henchir de 700 hectares. Les contrôles de Béja et de Souk-el-Arba offrent un grand nombre d'exemples de démembrements de ce genre. Ils avaient pour cause la prospérité des indigènes qui s'enrichissaient, de 1800 à 1860, grâce à la culture des céréales. Les terres, encore riches en éléments fertilisants, donnaient de beaux rendements; le prix de la main-d'oeuvre était peu élevé et le commerce français ou italien payait très cher les blés tunisiens.

Les confiscations opérées par les beys ou par les ministres amenaient, au contraire, le remembrement de grands domaines et ont fait parfois passer dans les mains d'un seul propriétaire plusieurs propriétés de moyenne étendue. Les exemples de remembrements sont malheureusement plus nombreux que ceux de démembrement.

La moyenne et la petite propriété

Le même mouvement qui amenait le démembrement des grands domaines créait dans les régions à céréales de petites propriétés de 30 à 6o hectares, cultivées par les propriétaires eux-mêmes. Les colons indigènes, enrichis par la céréale, achetaient quelques mechias à un prix très bas: 400 à 500 fr. la mechia. A Souk-el-Arba, les propriétés de cette étendue occupent presque tout le territoire du contrôle; aux environs du Kef, elles comprennent 50,000 hectares; à Béja, elles sont très nombreuses. On en trouve aussi beaucoup dans la région de Bizerte, et tout le long de la Medjerda. C'est la petite propriété telle qu'elle existe en France. Un grand homme d'État tunisien, Khérédine, avait essayé, de 1874 à 1879, de constituer ces petits domaines sur les terres de l'État situées au Fahs. Il faisait vendre aux indigènes la mechia de 14 à 18 hectares moyennant une rente annuelle de 21 fr. Cent cinquante familles ont ainsi acquis 24,000 hectares. En ce moment, l'État tunisien fait une tentative analogue dans le Goubelat.

La culture des céréales, très rémunératrice pendant un demi-siècle, a amené ainsi la prise de possession du sol par le cultivateur indigène sur des espaces considérables; celle des légumes et là plantation des oliviers ont créé la petite propriété de 1 à 10 hectares, tout le long du littoral, de Bizerte à Hammamet, et dans les environs du Kef et de Tebourba. Au cap Bon comme à Bizerte, la nappe d'eau est peu profonde, un puits est vite creusé, et l'indigène cultive aussitôt le piment, la tomate et les autres légumes. C'est de cette manière que sont nés les petits jardins de quelques ares qui entourent Bizerte, Hammamet ou Nabeul. Partout où l'on voit suspendus les longs chapelets de poivrons rouges, on est assuré qu'il y a de petits propriétaires. La mesure agraire n'est plus la mechia de 10 à 12 hectares, mais la merdja de 4 ares. Les jardins de deux à trois merdjas sont très fréquents dans tout le cap Bon.

La plantation des oliviers, par mrharci ou à moitié, contribuait aussi à la création de petites propriétés, mais elle est loin d'avoir eu la même importance que dans le sud de la Tunisie. Les plantations récentes sont rares; on ne trouve quelques jeunes plantations de vingt-cinq à trente ans qu'autour de Grombalia et de Bizerte. Presque toujours les arbres du nord sont de vieux troncs noueux, couverts de cicatrices et tombant de vétusté.

Partout où la petite propriété s'est développée, les habitations des indigènes, gourbis ou maisons, se sont rapprochées les unes des autres et le pays est très peuplé. Les bords du lac de Bizerte sont couverts de villages ou de maisons isolées qui forment comme une ceinture blanche presque ininterrompue autour des eaux bleues du lac. De Bizerte à Porto-Farina on ne perd jamais de vue les maisons et les villages. Le littoral du cap Bon, de Hammamet à Kelibia, renferme des villages de deux à trois mille habitants se pressant les uns à côté des autres. Même aspect du pays dans les environs immédiats de Tunis, de Tebourba, de Maktar et du Kef. Toutes ces régions ont une population aussi dense que celle du département du Nord ; elles doivent contenir de cent à deux cents habitants au kilomètre carré. Qu'on s'éloigne, au contraire, de ces villages, les murs blancs des petites maisons disparaissent peu à peu ; bientôt on n'aperçoit plus que toutes les heures les points gris formés par les gourbis des indigènes. Si on est altéré, il faut chercher longtemps avant d'apercevoir à l'horizon les deux longs murs blancs qui dominent les puits tunisiens. C'est que la grande propriété de cent à deux cents mechias a succédé au petit champ de trois à quatre merdjas. Les recensements officiels donnent, au nord de la Tunisie, 430,000 habitants: 250,000 âmes habitent Tunis et les régions où domine la petite propriété, 170,000 à peine occupent les 3,500,000 hectares qui appartiennent à la grande ou à la moyenne propriété. Si nous voulions retrancher de ce dernier chiffre les populations qui cultivent les plaines de Béja et de Souk-el-Arba, découpées en domaines de 40 à 60 hectares et relativement peuplées, il resterait à peine 100,000 habitants pour une surface de 3,000,000 d'hectares. On peut donc affirmer que la plus grande partie de la région septentrionale, où domine la grande propriété, est presque inhabitée.

On le voit, la division du sol en petites propriétés produit en Tunisie, comme dans tous les pays, des résultats merveilleux. Malheureusement depuis un quart de siècle, ce mouvement s'est arrêté : les petites propriétés ne se forment plus dans le nord de la Tunisie. Elles disparaissent au contraire, pendant que dans le sud elles deviennent chaque jour de plus en plus nombreuses. La disparition de ces petites propriétés peut être constatée dans toute la région septentrionale, à Souk-el-Arba et à Béja, aussi bien qu'à Porto-Farina et à Hammamet. Les ventes devant les tribunaux, les renseignements recueillis sur les lieux ne laissent aucun doute à cet égard. Dans la vallée de la Medjerda, les moyennes propriétés sont fréquemment hypothéquées en faveur des usuriers, les saisies judiciaires sont fréquentes et il est à craindre que beaucoup d'indigènes, cultivant à cette heure leurs propres champs, ne cèdent la place à des propriétaires étrangers qui exploiteront à l'aide de khammès. Même dans les régions reculées du contrôle de Maktar, aux Ouled-Aoun, l'hypothèque a déjà pénétré, mais elle n'y a pas encore exercé de ravages comme dans la région de Bizerte et du cap Bon. Dans le contrôle du Kef, les petits propriétaires se maintiennent aussi très bien.

A Hammamet, à Nabeul et à Porto-Farina, à Kelibia, la petite propriété disparaît avec rapidité au profit des prêteurs d'argent. Quelle est la cause de cette situation? Il faut faire une large part à l'imprévoyance des indigènes et au taux élevé de leurs emprunts, mais ce sont là des causes secondaires. Les musulmans de Sfax conservent leurs petites propriétés; le taux de l'intérêt est encore plus élevé à Sfax qu'à Hammamet, et l'esprit de prévoyance n'est pas plus développé dans un pays que dans l'autre. La vérité c'est que les petits propriétaires ne peuvent plus vivre du produit de leurs terres, parce qu'ils appliquent les procédés de la culture extensive là où la culture la plus intensive pourrait seule leur permettre de retirer du sol des produits abondants. A Souk-el-Arba, par exemple, le rendement des céréales est de 4 à 5 hectolitres en moyenne; il était autrefois de 12 à 14. Le sol est épuisé et on l'ensemence tous les ans en blé et en orge. A Nabeul, la culture maraîchère est faite presque sans engrais. Comment ferait-elle vivre le petit propriétaire ? En résumé, das la région du nord il n'y a pas de trace de propriété collective appartenant à la famille, au douar ou à la tribu ; partout le sol est approprié. Sur une étendue _approximative de 4,000,000 d'hectares, 700,000 au maximum appartiennent à la moyenne et à la petite propriété; le grand domaine de 200 à 4,000 hectares occupe tout le reste.

LES RÉGIONS DU CENTRE ET DU SUD
La grande propriété

Tout autre est la répartition du sol dans le centre et dans le sud de la Tunisie. Partout où il ne tombe plus qu'une hauteur d'eau de 20 à 35 centimètres par an, les henchirs de moyenne étendue disparaissent et font place aux domaines immenses de 10,000, 12,000 et même 50,000 hectares. Déjà, sur le versant de la chaîne de montagnes qui va de Zaghouan à Hammamet, nous rencontrons le domaine de l'Oued-Ramel, de 12,000 hectares, et celui de Djedidi (35,000 hectares). La forêt d'oliviers de Sousse est entourée d'une ceinture de vastes henchirs. C'est l'Enfida avec ses 100,000 hectares, Lalla Aziza avec 50,000, et 8 à 10 autres henchirs de 4,000 à 7,000 hectares. Dans les environs de Sousse, dans les vallées montagneuses situées au nord-ouest de Kairouan, on trouve encore quelques propriétés de 200 à 500 hectares, c'est que dans ces deux régions les pluies sont encore régulières et permettent la culture des céréales.

Mais, au sud de ces deux villes, l'henchir de 200 hectares n'existe plus et la propriété géante règne en maîtresse. El Haouareb, habouss du collège Sadiki, a 25,000 hectares; El-Amra, au-nord de l'Oued-Fekka, en a 35,000. Le tiers environ des domaines appartient à l'État ou aux habouss. Cherahil, qui est un henchir domanial, a 70,000 hectares; Ouseltia, au nord de Kairouan, en comprend 90,000. Le groupe le plus important est celui des terres sialines qui s'étendent dans un rayon de 70 à 80 kilomètres autour de Sfax; elles avaient été cédées en 1544 à Salem-Hassan-el Ansari, dont les descendants vendirent la concession à la famille Siala (1759). La concession devait être renouvelée à l'avènement de chaque bey et Khérédine les reprit en 1871 à la famille Siala et les incorpora au domaine, afin de faciliter le mouvement de plantation d'olivettes qui avait déjà commencé autour de Sfax. Les habouss privés occupent dans le contrôle de Sfax une étendue de 50,000 hectares; ils offrent un trait commun: ils sont possédés collectivement par les tribus qui les parcourent avec leurs troupeaux. L'henchir Sidi-Meheddeb est possédé par les Meheddbas, celui de Sidi-el-Hadj-Kassem par les Gouassen, et celui de Sidi-bou-Djerboua par les Djaba. Ces domaines sont indivis entre les divers membres de la tribu; ils y font paître leurs troupeaux et ils en cultivent les cuvettes et les bas-fonds.

A mesure qu'on descend vers le sud, les pluies deviennent de moins en moins régulières; il en tombe encore une hauteur de 15 centimètres par an à Gafsa; dans les oasis du Djerid il n'en tombe plus que 8 centimètres. Souvent une année s'écoule sans que les habitants voient tomber du ciel une goutte d'eau. Dans ces régions, la terre n'est appropriée que dans les endroits où elle est susceptible de culture, près des puits ou des sources; le reste du territoire est un sol livré au pâturage des troupeaux. Qui pourrait songer à s'approprier un sol où il pleut tous les deux ans, où la maigre végétation qui y pousse peut à peine nourrir quelques chameaux ?

La moyenne et la petite propriété

La moyenne propriété, qui s'est développée dans le nord grâce à la culture des céréales, ne pouvait pas naître dans le centre, ni dans le sud de la Tunisie. Les récoltes des céréales y sont exposées à trop d'aléas. A Kairouan, on compte à peine une bonne récolte tous les trois ans, à Sfax une tous les cinq ans. Les immenses henchirs dont nous venons de parler sont surtout utilisés comme terres de parcours; l'hiver, le sol se couvre d'une herbe épaisse et très nutritive. Un million de moutons viennent en utiliser une partie et remontent ensuite vers le nord au commencement de l'été. Le pays offre aussi des conditions très favorables à la culture de l'olivier, et c'est par la plantation de cet arbre que la petite propriété s'est développée et se développe encore tous les jours à Sousse comme à Sfax.

Le Sahel tunisien de Kalâa-Kbira à Mehedia est une vaste forêt d'oliviers d'une superficie de 60,000 hectares, occupée par 150,000 habitants. Un nombre infini de petits propriétaires se partagent le sol. Les successions ont amené un tel morcellement du territoire, que l'étendue moyenne des champs ne dépasse pas un demi-hectare. A la mort du père, en effet, les fils se partagent immédiatement son olivette et on rencontre rarement ces propriétés indivises, si nombreuses dans le nord. Pour les expropriations amenées par l'établissement de la voie ferrée de Tunis à Sousse, le nombre des propriétaires expropriés était considérable; sur une longueur d'un kilomètre on comptait en moyenne 35 à 40 propriétaires. La plupart de ces plantations remontent au règne d'Ali-Bey (1759-1782). Quand on traverse cette forêt superbe de Kalâa à El-Djem, on éprouve un sentiment d'admiration pour ces indigènes qui ont su, au prix de tant-d'efforts, se mettre à l'abri des sécheresses.

Telle est aussi la répartition du sol dans les environs de Sfax. Là comme à Sousse, la petite propriété est née avec les plantations d'oliviers, mais elle y existe depuis moins longtemps et son développement s'y continue tous lés jours. En 1870, la forêt prenait fin à quelques kilomètres de la ville, aujourd'hui elle s'étend à plus de 60 kilomètres dans l'intérieur; sur le littoral elle s'est avancée encore plus loin, elle semble vouloir rejoindre la forêt du Sahel. Toutes ces plantations ont été constituées grâce au contrat de complant. appelé mrharça; le propriétaire a fourni au cultivateur le terrain et les avances nécessaires; au bout de huit à dix ans, la moitié du terrain complanté revient en pleine propriété au mrharci, l'autre moitié reste au propriétaire. Les Européens eux-mêmes achètent à l'Êtat de grands espaces pour les complanter en oliviers.

La constitution de la petite propriété est le résultat de l'activité du Sfaxien; c'est un cultivateur de premier ordre, qui soigne ses oliviers avec amour; il atténue par des binages répétés les effets de la sécheresse. Aussi ces hommes actifs et industrieux ont-ils su résister jusqu'à ce jour au prêteur d'argent. Les indigènes qui ont hypothéqué leur verger forment une minorité peu importante. Bien rares sont ceux qui ont dû vendre, presque tous conservent leurs beaux oliviers avec un soin jaloux.

Nous retrouvons la même division du sol dans l'île de Djerba, qui est, elle aussi, un verger complanté d'oliviers et d'arbres fruitiers. On aurait, parait-il, beaucoup de peine à y trouver 10 propriétaires obérés. Comme leurs frères berbères du Mzab, les Djerbiens se distinguent par leurs aptitudes commerciales. Ce sont eux qui exercent dans toute la Tunisie le commerce de détail.

La petite propriété règne en maîtresse dans toutes les oasis de la région saharienne; l'eau des sources ou des puits y est une richesse inappréciable et on se dispute avec acharnement un petit coin de terre irrigable. De grandes clôtures soigneusement entretenues séparent, les uns des autres, tous les jardins. Un jardin de quelques ares suffit pour faire vivre une famille; le palmier élève sa tête à une grande hauteur, au-dessous du palmier s'étage un second verger complanté de figuiers et d'oliviers, au pied du figuier on cultive encore des légumes ou de l'orge. Le palmier, qui est la principale ressource, donne, s'il appartient à une bonne variété, 15 à 20 fr. par pied. Le région des Ksours, située entre les chotts et la frontière tripolitaine, est couverte de petites parcelles; l'altitude de ses collines (625 mètres), l'abondance relative des eaux de pluie (20 à 22 centimètres par an), la rattachent plutôt à la région de Kairouan qu'à celle du Sahara. La population y est relativement très dense, on y compte environ 50 à 60 habitants au kilomètre carré. Toutes ces hauteurs calcaires, coupées par de larges fissures, déversent leurs eaux dans des bas-fonds. Il serait impossible de cultiver les endroits qui reçoivent uniquement l'eau de la pluie, mais la culture est rémunératrice dans ceux qui reçoivent par l'écoulement l'eau de pluie des hauteurs qui les environnent. Là on peut planter des arbres, semer des céréales. Comme la richesse du sol dépend plus des hauteurs qui lui envoient l'eau de pluie que du sol lui-même, ces surfaces d'écoulement ont été appropriées avec le même soin que les bas-fonds. Il y a de vives contestations pour les limites. Quelques propriétaires ont détourné les eaux de hauteurs éloignées de leur bas-fond par des conduites habilement ménagées dans le flanc de la colline; ils ont ainsi enlevé au fond inférieur l'eau de pluie qui lui revenait naturellement. Ce sont des disputes sans fin entre propriétaires voisins. L'amour du sol est si grand chez ces populations, qu'en maints endroits elles ont constitué leurs biens en habouss privés, afin d'exclure les filles du partage et d'en réserver la possession exclusive aux descendants mâles.

On peut donc diviser la Tunisie en deux grandes régions au point de vue de la constitution de la propriété. Au nord, le grand henchir de 200 à 500 hectares de terres labourables, la moyenne propriété de 50 à 60 hectares, le jardin ou le verger de 1 à 5 hectares. Au sud, la propriété géante de 5,000 à 100,000 hectares occupe presque tout le territoire; elle ne disparait que dans l'extrême sud, où les terres ne sont plus appropriées. Et partout, dans les oasis, dans les Ksours, à Sfax comme à Sousse, le petit champ complanté d'oliviers a entamé les terres vacantes ou l'immense henchir.

Le Domaine de l'État et celui des habouss n'échappent pas à cette loi générale; ils possèdent des propriétés de moyenne étendue dans la région septentrionale et des henchirs très vastes dans le sud. Le premier groupe de propriétés domaniales est situé au Goubelat (20,000 hectares); le second groupe est celui de Bou-Arada (24,000 hectares); un troisième groupe, celui du Fahs et de Djebibina, renferme 29,000 hectares. Toutes ces terres ne seront disponibles pour la colonisation que le jour où elles auront été défrichées. Au sud, le Domaine a conservé des henchirs immenses de 40,000 à 90,000 hectares; le Domaine fait opérer la reconnaissance de ses propriétés et en a déjà reconnu 500,000 hectares. De plus, l'État revendique la nue propriété de toutes les terres non appropriées que les tribus parcourent avec leurs troupeaux.

Les habouss (biens de mainmorte) étaient plus respectés que les domaines de l'État. La loi les déclare inaliénables ; cependant les ministres et les personnages influents échangeaient les henchirs habouss les plus riches pour d'autres terres d'une valeur inférieure. Le grand domaine de Grombalia était, il y a trente ans, un habouss du collège Sadiki, le ministre Mustapha-ben-Ismaïl l'avait obtenu par un échange. Mais personne ne pouvait confisquer ouvertement un bien habouss, aussi la Djemaïa (administration des habouss) possède encore de belles terres bien défrichées dans tout le nord de la Régence. Celles situées aux environs de Tunis ont été acquises par des Français moyennant une rente annuelle et perpétuelle appelée enzel. La loi de 1885 a eu recours à ce mode d'aliénation qui respecte les principes du droit musulman. La Djemaïa poursuit la reconnaissance de son domaine; ce travail est achevé dans les contrôles de Tunis, de Bizerte et de Béja, et on peut aujourd'hui se rendre un compte exact de l'étendue de ces biens. Ils ne comprennent pas 150,000 hectares dans la région septentrionale, qui a une superficie totale de 4,000,000 d'hectares. On voit combien étaient éloignés de la vérité ceux qui affirmaient que les habouss occupaient le tiers du territoire.

Dans le sud, les biens habouss occupent une étendue beaucoup plus considérable. El-Haouareb et Saadia, habouss du collège Sadiki, ont une superficie de 40,000 hectares. Dans la région de Kairouan, on compte plusieurs henchirs habouss de 15,000 à 20,000 hectares. Ainsi, tout le sol de la Tunisie est l'objet de la propriété privative; les espaces vacants et sans maîtres n'occupent peut-être pas 2,000,000 d'hectares sur une superficie totale de 12,000,000, et ces espaces vacants sont des terres dont le produit annuel n'atteint pas 5 centimes à l'hectare ! Même dans la région saharienne, aux environs des oasis, dans les bas-fonds, partout où le sol a la moindre valeur, des hommes ont planté des bornes et peuvent dire: «Cette terre est à moi.»

Les steppes immenses de l'Algérie possédées par la tribu occupent en Tunisie un espace très restreint. Tout le sol susceptible de culture est divisé en grands domaines presque inhabités. Les trois quarts des indigènes sont installés tout le long du littoral sur des terres qu'ils ont divisées en petites propriétés. L'intérieur semble un pays vide d'habitants; au sud de Kairouan et de Sousse, dès qu'on s'éloigne des vergers, on ne rencontre plus qu'à de longs intervalles les maisons ou les gourbis. Même dans le nord, où il tombe pourtant des pluies régulières, on compte à peine 4 habitants au kilomètre carré. Nos colons peuvent y acquérir le sol facilement. Ils n'y rencontrent pas les grandes difficultés au milieu desquelles se débattaient les colons algériens toutes les fois qu'ils voulaient acquérir une parcelle de terre. L'immatriculation foncière établie par la loi de 1885 permet d'obtenir en quelques mois un titre reposant sur le bornage et sur le plan, et désormais à l'abri de toute contestation.


La Tunisie, Agriculture, industrie, commerce.

Ouvrage collectif publié en 1900 par les Editions Berger-Levraut

PETIT LEXIQUE DE LA PROPRIETE AGRICOLE

Achaba: contrat de pâturage des chaumes.

Achour: impôt sur la récolte de l'orge et du blé.

Dechera ou dechra: subdivision du douar, elle comprend généralement plusieurs foyers (30 ménages en moyenne).

Douar: anciennement, un groupement composé de 8 à 10 tentes abritant chacune une famille. Actuellement, le douar est la plus petite délimitation administrative. Ce mot peut être traduit par village ou hameau.

Enzel: c'est la rente annuelle que donne celui qui exploite un habous. Souvent, les exploitants rachètent ou s'approprient les biens en enzel. De nombreux colons français ont procédé de cette manière pour s'approprier de la terre. Le mot enzel peut également etre utilisé pour désigner des terrains qui sont ou étaient en enzel.

Fesguia: grand réservoir public de collecte des eaux. Il peut mesurer quelques centaines de mètres cubes.

Ghourbi: habitat peu confortable réalisé avec les matériaux disponibles: souvent de l'argile de la paille, des branchages et de la tôle.

Habous publics: Etablissements publics et oeuvres d'intérêt général dotés de revenus importants. Ce sont souvent des établissements de santé ou d'éducation à caractère religieux. Ces établissements proviennent des habous privés. Ils sont gérés par l'Administration des habous. Les habous publics ont été abolis en 1956.

Habous privés: également appelés waqf ou biens de main-morte, les biens couverts par les "habous" sont inaliénables: ils ne peuvent être ni vendus, ni échangés. Ces oeuvres sont parfois l'occasion de litiges entre les héritiers. Depuis le XVIe siècle, des biens sont constitués en habous dans le but de pérenniser le capital et donc la hiérarchie sociale de la famille. Le fondateur bénéficie de l'usufruit du bien-fonds sa vie durant ; son pouvoir économique est conservé intact au sein du groupe familial auquel il appartient. Lorsque la lignée des bénéficiaires vient à s'éteindre, le bien est affecté à des oeuvres d'intérêt général que le constituant a toujours eu soin de désigner dans l'acte constitutif, et rentre dans la catégorie des Habous publics que nous avons déjà étudiés. Les habous privés ont étés abolis en 1957.

Habous mixtes: c'est un intermédiaire entre les habous publics et les habous privés. Lors de la constitution en habous, les descendants sont chargés de la gestion du bien d'intérêt général. Les habous mixtes ont été abolis en même temps que les habous publics, en 1957.

Haouz: procédure d'acquisition des terres par les tribus au moment de la délimitation des terres lors de la colonisation.

Henchir: mot arabe pour dire terrain ou parcelle. Les henchirs sont souvent des anciens habous que les colons français se sont attribués au moyen de l'enzel. De nombreux douars du bassin versant portent ainsi le nom du colon. Par exemple le douar henchir Dupoux de la délégation d'Haffouz rassemble les anciennes possessions du colon Dupoux.

Kanoun: impôt payé en espèce par pied d'olivier.

Khammessat: Voir le décret de 1874

Kharadj: impôt sur la terre, payé au bey.

Majel: citerne souterraine destinée à collecter l'eau de pluie.

Mejba: impôt prélevé en espèce par habitant chez les nomades.

Melk: La terre qui, quelle que soit son origine (achat, héritage, don, etc....) appartient à une ou plusieurs personnes qui en ont pleine jouissance: liberté de vente, d'hypothèque, de don, de legs. C'est la propriété privée.

Menzel: ferme agricole

Mgharsa: Le travailleur plante des arbres sur le terrain nu du propriétaire. Il récupère les revenus de toute la plantation pendant la durée du bail et récupère 50% de la terre plantée à la fin du bail. Notons que le mot arabe gharsa signifie plantation.

Seguia: bassin aménagé avec des canaux de collecte des eaux de pluie.


ESPACE URBAIN -Public- (Empire ottoman avant réformes)

Stéphane Yérasimos, dans son article « La limite et le passage dans l’espace musulman »41 développe son argumentation concernant l’espace public sur le type de la jurisprudence qui régit la ville et l’espace urbain. Il trouve deux différences essentielles dans « la ville de droit musulman » par rapport à « la ville de droit romain » : l’absence d’espace public et la disparition de la limite, les deux étant liées. Dans la ville de droit musulman, il existe des espaces communs possédés collectivement par la communauté ; ils sont la copropriété de tous les musulmans. Cependant, la possession collective des espaces communs par la communauté musulmane ne s’identifie pas à un espace public qui est « possession du pouvoir et géré par lui » d’après S. Yérasimos42. Il faut noter aussi qu’il s’agit là de la communauté de tous les musulmans – « djemaa » – et non pas d’une communauté urbaine au sens Wéberien du terme43.

   41  S. Yérasimos, « La limite et le passage dans l’espace musulman », op.cit., pp. 157-164.
42  Ibid., p. 157.
43  Stéphane Yérasimos précise que les non musulmans résidents sont des protégés de la communauté et l(...)
   44  S. Yérasimos, ibid., pp. 157-158.

Selon S. Yérasimos, la seconde notion qui est absente dans la ville de droit musulman est la limite. « Fiction du droit romain », cette ligne sans épaisseur séparant deux propriétés privées ou l’espace privé de l’espace public, est remplacée par la notion de « confins » – « fina » – dans le droit musulman44. Dans l’espace communautaire, chaque riverain a plus de droit d’usage sur les confins de sa propriété que chacun des autres riverains ou usagers membres de la communauté. Cette situation est particulièrement apparente dans les culs-de-sac, espaces matriciels de la ville musulmane. Ce sont les riverains qui ont le droit d’usage d’un cul-de-sac, et celui qui a sa propriété au fond de l’impasse a plus de droit que tous les autres riverains sur cet espace commun. La personne qui n’y habite pas n’a pas droit d’y accéder, si elle n’est pas invitée. S. Yérasimos argumente que cette forme de possession des espaces communs par la communauté est différente de la notion d’espace public, puisqu’il « ne se résume qu’en une servitude de passage ». Ce sont les principes de la gêne et de la jouissance qui importent dans la loi musulmane. Les droits des individus, c’est-à-dire les droits des riverains priment sur ceux de la communauté s’il n’y a pas de gêne.

   45  S. Yérasimos, ibid., p. 159.
46  Il est intéressant de noter que la transition graduelle du plus public au plus privé est réintrodu(...)
47  Stéphane Yérasimos utilise le terme de « l’espace alvéolaire ». Il interprète l’espace urbain de l(...)
48  Il est à noter que Stéphane Yérasimos traduit le terme « amm » par « commun », « communautaire »,(...)
49  Ibid., p. 157.

Stéphane Yérasimos conclut que ces deux différences entre la ville de droit romain et celle de droit musulman « entraînent deux statuts opposés d’espace urbain »45. Dans la ville de droit romain, le statut de l’espace public est toujours égal sur toute son étendue du point de vue législatif. En principe, toute la ville peut être traversée sans qu’il y ait de changement dans la qualité publique des rues que l’on parcourt. Par contre, dans la ville de droit musulman l’espace commun change de statut à chaque pas, en fonction de sa proximité des propriétés des riverains46. Les rues de la ville musulmane qui apparaissaient comme des labyrinthes aux voyageurs occidentaux, sont destinées, en réalité, à assurer l’accès « du plus commun au plus privé », ou vice versa, et non pas la traversée de la ville d’un bout à l’autre. Le tissu « alvéolaire » qui caractérise la ville musulmane, même si l’architecture locale varie d’une géographie à l’autre, est produit par cette logique fondamentale47. L’espace communautaire change de caractère « du plus commun au plus privé » le long d’un parcours qui commence par les axes principaux de la ville, qui suit les rues secondaires des quartiers, pour aboutir enfin au cul-de-sac. En effet, les rues de la ville se divisent en deux catégories selon la loi islamique : 1. tarik-i ‘amm : rue commune/ communautaire, « copropriété de tous les musulmans »48 ; 2. tarik-i hass : rue privative, « copropriété de ses propres riverains seuls »49.


Dans l’idéal communautaire musulman, que Louis Gardet appelle « la Cité musulmane », le pouvoir prend sa légitimité du consensus entre les membres de la communauté.

Stéphane Yérasimos signale qu’il existe un paradoxe apparent entre cet idéal égalitaire et l’acceptation de l’État comme « tout puissant » qui découle aussi de la loi islamique. En fait, on sait que l’Islam a emprunté l’État comme organisation politique aux empires Sassanide et Byzantin, ainsi que leurs traditions autocratiques. S. Yérasimos défend l’idée que l’État – de nature autocratique – existe dans les faits « sans que son existence puisse être définitivement légitimée », alors que la Communauté – de nature consensuelle – existe en droit.

L’histoire des sociétés musulmanes est caractérisée par une lutte continue, qui n’est pourtant ni reconnue ni résolue, entre la communauté et l’État, entre la loi islamique et le droit coutumier qui en émane. Cette lutte se déroule surtout dans la ville qui est restée « le siège par excellence de la communauté musulmane ». L’espace alvéolaire des quartiers résidentiels est à la fois le refuge et la place forte de la résistance communautaire à l’égard du pouvoir. L’État, malgré sa puissance apparente, n’a jamais pu réellement dominer l’espace urbain.