L'état-civil et toutes les fiches de police font naître Ahmed Ben Bella, dit "Hemmimed", alias Abdelkader Mebtouche ou Messaoud Mezziani, le 25 juin 1916. Cette date est fausse. Il est né en réalité le 25 décembre 1918. Son père l'avait vieilli de deux ans pour qu'il pût se présenter plus tôt au certificat d'études. Ce père, Embarek Ben Madjoub, était un tout petit paysan près de Marnia, à la frontière algéro-marocaine, et comme il venait de perdre son fils aîné, sachant qu'il aurait besoin d'aide aux champs, il imagina ce stratagème pour gagner deux ans sur l'adversité
Passionné de football dès l'enfance, il ne dissimulait pas sa brève appartenance à l'Olympique de Marseille, durant sa période de service militaire, ni le plaisir qu'il avait pris à constituer une équipe d'amateurs dans sa petite ville natale. Parmi tous les paradoxes qui jalonnent la vie d'Ahmed Ben Bella, il faut savoir qu'il aurait bien pu devenir footballeur professionnel en France, ou faire une carrière militaire, voire conserver la nationalité marocaine qu'avaient ses parents. Durant la Seconde Guerre mondiale, il sera d'ailleurs versé dans un goum (compagnie) de tabors marocains, en qualité de sergent-chef, puis d'adjudant.
"Brillants états de service", c'est ce que disait le maréchal Juin à Alain de Sérigny, l'ancien directeur de L'Écho d'Alger, champion de l'Algérie française, peu suspect de la moindre sympathie à l'égard de Ben Bella. "Conduite militaire tout à fait correcte", c'est ce que dit toujours le colonel Argoud, ancien de l'O.A.S, qui demeure convaincu que, si Ben Bella avait pu devenir officier, il n'aurait jamais choisi "la rébellion". En 1940, sergent au 14e régiment d'infanterie alpine, Ahmed Ben Bella obtient la Croix de guerre pour avoir abattu un stuka dans le port de Marseille. Et en 1944, au 5e régiment de tirailleurs marocains, il est quatre fois cité, dont deux fois à l'ordre de l'armée, et le général de Gaulle lui remet en personne la Médaille militaire, lors d’une prise d'armes qui consacre l'énorme sacrifice des soldats nord-africains en Italie.
C'est durant la bataille du Monte Cassino que Ben Bella sauve son capitaine, Offel de Villaucourt.
Ben Bella n'a cessé de dire "nous les Français" à chaque fois qu'il évoque sa campagne d'Italie et le combat contre le nazisme. Le choc a été d'autant plus grand pour lui que le 8 mai 1945, jour de "sa victoire", l'armée française d'Algérie, l'aviation et la marine, le général de Gaulle au pouvoir à Paris avec des ministres communistes, réprimèrent férocement les émeutes du Constantinois.
C'est évidemment ce jour-là que Ben Bella commence à comprendre où se trouve son camp. Il ne joue pas tout de suite la carte de la violence. Mais, comme tous les futurs fondateurs du Front de libération nationale, il sait bien que le 8 mai 1945 est en fait le premier jour de la longue guerre d'Algérie. Responsable de la logistique dès 1953, autrement dit du ravitaillement en armes, voyageant beaucoup entre l'Égypte et le Maroc, souvent en Italie ou en Espagne
Le révélateur a été précisément l'attaque de la poste d' Oran, en avril 1949. Militant de l'OS, responsable de l'Oranie, Ben Bella a été chargé par Aït Ahmed de préparer ce hold-up pour procurer des fonds à l'Organisation spéciale du PPA-MTLD. Le Comité central du parti ne fait en effet pas confiance aux jeunes militants qui estiment qu'il faut aller chercher l'argent là où il est.
En mars 1950, Ben Bella est arrêté à Alger, condamné, au cours d'un spectaculaire procès, à huit ans de détention, non sans avoir profité du tribunal pour tenir d'ardents propos révolutionnaires et nationalistes. En avril 1952, il s'évade de la prison de Blida, réussit à gagner Marseille et Paris, où il se cache dans une mansarde de la rue Rochechouart. Puis, via la Suisse, c'est l'Égypte.Au Caire, il est chargé des relations extérieures du F.L.N. Arrété après le détournement de son avion et détenu jusqu'au 18 mars 1962 au Fort Liédot sur l'île d'Aix (France, département de la Charente-Maritime)
Le 9 septembre 1962, Ben Bella déclare: "L'Armée nationale populaire est à Alger, le Bureau politique a triomphé grâce au peuple..." Croit-il vraiment ce qu'il dit? Le 19 juin 1965, l'armée est toujours "populaire", mais le peuple ne bouge pas quand les officiers de l'état-major arrêtent, dans la nuit, le président Ben Bella qui tente encore d'argumenter. "Ne te fatigue pas, Si Ahmed, lui disent-ils, voilà longtemps que tu parles et que nous ne t'écoutons plus..." L'ont-ils jamais écouté? Il leur a servi de marchepied, leur a donné le pouvoir, leur a garanti les prébendes. Décidément, il y a déjà longtemps que la guerre d'Algérie est finie !
Après le coup d'État de 1965, Ben Bella, arrêté en pleine nuit et en pyjama, non autorisé à emporter ses vêtements, en déduisit qu'il allait être rapidement exécuté. Détenu d'abord dans une cave du Ministère de la défense (à l'ancien quartier Rignault, siège du nouveau pouvoir comme la villa Joly était le siège de l'ancien), cette présence souterraine permit au colonel Boumediène de diriger son pouce vers le sol et de préciser énigmatiquement à l'ambassadeur de France, Georges Gorse, puis au représentant du général de Gaulle, Jean de Broglie, que "l'ancien président Ben Bella était à sa merci, sous son talon". Objet d'une surveillance constante, soumis au secret absolu, porte de la cellule toujours ouverte, sous la menace des armes de deux factionnaires toujours muets, Ahmed Ben Bella n'eut personne à qui parler durant huit mois. Assez vite transféré au Château Holden, il connut un régime qu'il appelle lui-même "de tombeau" et qui aurait dû provoquer à court terme la démence. Cantonné dans deux pièces aux fenêtres blanchies à la chaux, surveillé par caméras de télévision et micros, jamais autorisé à se rendre dans le jardin, il eut enfin droit aux visites de sa mère qu'on fouillait méticuleusement, au point de défaire ses nattes, et à qui on imposait en dépit de son grand âge un voyage de trois jours pour lui faire croire que la résidence de son fils n'était pas dans la Mitidja, mais très éloignée d'Alger.
Les conditions s'améliorent quand meurt Boumediène, à la fin de 1978. Mais six mois s'écoulent avant la décision du transfert en résidence surveillée dans le sud, à M'Sila jusqu' en octobre 1980 Exilé en Europe, il revient en Algérie en 1990, vivant aussi en Suisse où il a conservé un appartement.
- Ce portrait est paru dans Le Temps stratégique No 3, hiver 1982-1983.Par Charles-Henri Favrod
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sur les 11 chefs historiques de la Révolution : 3 sont morts au combat ou en captivité - 3 ont été assasinés par des compatriotes - 5 ont été emprisonnés ou exilés après l'Indépendance.
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