Il était l'un de ces grands chefs indigènes
qui, du temps de là puissance turque, commandaient les
Maghzen, c'est-à-dire les tribus au service du gouvernement.
Les Turcs, qui ne pouvaient, en raison de leur petit nombre,
dominer toute la Régence par eux-mêmes, accordaient à ces
tribus des avantages spéciaux, en échange de leur participation
à la levée des impôts, aux expéditions et à la police générale.
Déjà âgé d'une soixantaine d'années en 1830, Mustapha ben
Ismaël était l'agha des Douairs et des Smela, qui constituaient
le Maghzen d'Oran. Toute sa vie s'était passée en chevauchées
et en luttes, dans lesquelles son courage, sa vigueur physique
et son ascendant sur ses cavaliers lui avaient acquis un
prestige incomparable.
Lorsqu'au mois d'août 1830, les troupes françaises vinrent
occuper Oran, il essaya, avec les grands du Maghzen, d'entrer
en relations avec leurs chefs; mais les Français, à cette
époque, ignorant profondément l'organisation de la Régence et
le rôle de ses divers organes, les repoussèrent comme ayant eu
des contacts avec leurs ennemis les Turcs.
Le général Walsin-Esterhazy, qui par la suite eut l'occasion de
bien connaître Mustapha ben Ismaël, et qui lui succéda à la
tête du Maghzen d'Oran, a écrit plus tard : Que de choses
n'avait-il pas à nous apprendre, si nous eussions daigné alors
écouter son avis; que de fautes n'eût-il pas épargnées à notre
inexpérience, ce vieillard blanchi dans la pratique d'une
guerre que nous connaissions à peine, et dans l'exercice d'un
commandement qui nous était alors complètement étranger; lui,
qui avait occupé si longtemps les hautes fonctions d'agha, dans
ces temps de décadence de la puissance turque, où il avait eu
souvent à déployer, contre les tribus révoltées, toute
l'énergie militaire que nous lui avons connue depuis!
"
Le Sultan du Maroc, profitant de la confusion qu'occasionnait
dans les tribus la venue des Français, essaya de mettre la main
sur l'Ouest de la province d'Oran. Mustapha ben Ismaël, ayant
fini par se rallier à son représentant, fut néanmoins arrêté
traîtreusement et envoyé en captivité à Fès.
Le Sultan,désapprouvant pareille conduite, eut l'adresse de
traiter Mustapha et ses compagnons avec beaucoup d'égards, et s'en fit
ainsi un allié.
En 1832, lorsqu'Abdelkader est proclamé Sultan, il consent à le laisser reconnaitre par les Douairs et les Smela mais refuse de de lui faire allégeance et va le combattre jusqu'à sa mort
Il ne pouvait y avoir que sourde hostilité entre les partisans du
jeune homme pieux élevé au pouvoir au nom de la religion, et
les cavaliers du vieil agha qui avait été le seigneur du pays
au nom des Turcs. Aussi, après quelque temps de collaboration
indirecte, Mustapha décida d'émigrer au Maroc avec ses tribus;
ayant rencontré Abd el Kader et ses partisans dans les environs
de Tlemcen, il fonça sur eux, et les défit si complètement
qu'il s'empara des tentes, des drapeaux, de la musique, des
bagages de l'Émir el Moumenin (Commandeur des Croyants), et que
ce dernier faillit lui-même être pris.
Mustapha ben Ismaël constata, d'autre part, que le Sultan du
Maroc, sensible au prestige religieux de l'Émir, ne manifestait
plus à son égard la même sympathie. Vers qui pouvait-il dés
lors se tourner ? Après un nouveau combat avec Abd el Kader,
dans lequel il fut vaincu, il tenta une entrevue avec lui; mais
il ne put se résoudre à s'humilier devant ce jeune homme de
sainte éducation, et déclara qu'il préférait vivre avec les
Turcs, qu'il avait toujours servis. Il alla, suivi de 50 ou 60
familles des Douairs et Smela, s'enfermer dans le Mechouar de
Tlemcen avec les Koulouglis.
Lorsque Mustapha ben Ismaël fut enfin délivré, par l'expédition
de Clauzel sur Tlemcen, du siège qu'il subissait dans le
Mechouar, il dit au Maréchal : En te voyant, j'oublie mes
malheurs passés, je me confié à ta réputation. Nous nous
remettons à toi, moi et les miens, et tout ce que nous avons;
tu seras content de nous. Il tint parole, car il reprit dès
lors la lutte contre Abd el Kader, éclairant et couvrant les
colonnes françaises à la tête de ses cavaliers Douairs et
Smela.
En avril 1836, il accompagna le général d'Arlanges, qui avait
reçu ordre du maréchal Clauzel d'aller d'Oran à la Tafna, et
d'assurer la liaison de Rachgoun à Tlemcen; il lui donna les
conseils que lui dictait son expérience, mais il ne put
l'empêcher d'aller se heurter dans les montagnes aux masses
kabyles animées par Abd el Kader, et de se faire acculer à la
mer au camp de la Tafna. Il se conduisit admirablement au cours
de ces journées, où tombèrent nombre de ses cavaliers. Bugeaud
étant arrivé avec des renforts, Mustapha prit une part
brillante au combat de la Sikkak où Abd el Kader fut battu; il
y fut grièvement blessé d'une balle à la main
Le vieil agha, qui avait reçu le grade
de général français, prit part dés lors, avec ses cavaliers,
aux expéditions de la colonne de La Moricière, jouant en bien
des circonstances un rôle important. Il accompagna cette
division, à la tête d'un goum de 600 cavaliers, à l'expédition
de Bugeaud en mai 1841 contre Tagdempt et Mascara.
le général Mustapha manifesta la joie la plus
sincère : monté au point le plus élevé de la montagne, d'où il
découvrait au nord le Tell, et au sud à perte de vue les
plateaux mamelonnés allant vers le Sahara, il s'écria : Fils
de Mahi ed Dine (Abd el Kader), ce pays ne peut pas être
destiné à appartenir à un marabout (personnage religieux) comme
toi, à un homme de Zaouïa (école religieuse). Enlevé par la
conquête à ceux que j'avais servis toute ma vie, c'est à la
nation qui a su leur arracher qu'il revient, et non pas à toi,
qui n'avais fait que le voler. J'ai aidé de toutes mes forces
les Français à reprendre leur bien, parce que moi, soldat, je
ne pouvais obéir qu'à des soldats. je les ai conduits jusqu'aux
portes du Sahara. Je puis maintenant mourir tranquille. Justice
complète sera bientôt faite de ta ridicule ambition.
L’année suivante, en 1843, le général Mustapha ben Ismaël était en colonne avec La Moricière vers Tiaret, lorsque le 19 mai il apprit par un nègre fugitif la prise de la Smala par le duc d’Aumale, et la présence à quelques dizaines de kms d’une nombreuse émigration qui fuyait le désastre. Le général Mustapha ben Ismaël monta à cheval avec son goum et la cavalerie régulière, atteignit les fuyards, et s’empara de nombreux prisonniers, troupeaux, chameaux et bagages. Voulant revenir à Oran avec ses prises, le général Mustapha ben Ismaël se sépara de La Moricière pour traverser seul avec ses cavaliers le territoire des Flitta. Attaqué par une cinquantaine de piétons, dans un défilé boisé où ses chevaux et mulets surchargés de butin encombraient le passage, il s’élança pour rétablir l’ordre ; mais il fut frappé d’une balle qui le tua. Ses cavaliers atterrés prirent la fuite. Les agresseurs apprirent, par la mutilation que lui avait faite à la main droite la balle reçue à la Sikkak, qu’ils avaient tué Mustapha ben Ismaël. Sa tête et sa main furent portées à Abd el Kader, qui, par générosité vis-à-vis de son ennemi disparu, fit ensevelir ces sinistres trophées au lieu de les exposer, suivant la coutume d’alors.
Mustapha ben Ismaël avait près de 80 ans et laissait derrière lui une impression profonde à tous ceux, Français et Indigènes, qui l’avaient connu. Cet homme d’épée, ce soldat magnifique au combat, avait su se faire apprécier aussi par son esprit d’équité, au point d’avoir mérité, sous le règne des Turcs, le surnom de Mustapha-el-Haq (Mustapha la Justice).
C’était un homme d’une absolue loyauté, sur qui le général Walsin-Esterhazy écrivait : « il avait donné sa parole à la France, et jamais, dans les circonstances qu’il eut à traverser avec nous, malgré les dégoûts dont il fut parfois abreuvé, son expérience des hommes et des choses du pays, son dévouement dans les combats, sa coopération dans les conseils, ne nous firent défaut toutes les fois qu’on voulut bien les invoquer. Les hommes de la trempe et du caractère de Mustapha ben Ismaël sont trop rares, et de semblables types, même dans les grandes luttes de notre histoire, sont trop peu communs, pour qu’il ne convienne pas de chercher à appeler l’attention sur cette grande figure de nos petits démêlés africains. » Sa mort impressionna profondément les Indigènes. Ses cavaliers n’osèrent pas reparaître dans leurs douars craignant la réprobation de leurs femmes pour leur conduite dans la funeste journée.
Une poésie, qui reflétait bien les sentiments indigènes, fut chantée dans toute la province d’Oran pour célébrer les vertus du héros disparu : « Lorsqu’il s’élançait à la tête des goums, sur un coursier impétueux, l’animant des rênes et de la voix, les guerriers le suivaient en foule. Pleurons le plus intrépide des hommes, celui que nous avons vu si beau sous le harnais de guerre, faisant piaffer les coursiers chamarrés d’or. Pleurons celui qui fut la gloire des cavaliers… Souvenez-vous du jour où il fut appelé à Fez par ordre du chérif : comme il brilla parmi les grands de la cour, plus grand par ses belles actions que tous ceux qui l’entouraient. On reconnut en lui le sang de ses nobles ancêtres, et, pour le lui témoigner, le chérif le combla d’honneurs… Qu’il était beau dans l’ivresse du triomphe, lorsque, sur le noir coursier du Soudan, à la selle étincelante de dorures, il apparaissait comme le génie de la guerre sur le dragon des combats !... Dieu est témoin que Mustapha ben Ismaël fut fidèle à sa parole jusqu’à la mort, et qu’il ne cessa jamais d’être le modèle des cavaliers. »
Le général Mustapha ben Ismaël est le type indigène de « l’homme de poudre » le plus noble et le plus chevaleresque qu’on puisse citer et, comme le dit le poète qui célébrait sa gloire, il fut « fidèle jusqu’à la mort à sa parole », qu’il avait donnée à la France.
« Cahiers du Centenaire de l’Algérie N° IV » 1830/1930 « Les grands soldats de l’Algérie » par M. le général Paul AZAN.))
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