29 septembre 1837 CONSTANTINE St ARNAUD
A M. LEROY DE SAINT-ARNAUD, AVOCAT A PARIS
Au camp de Medjz-el-Ammar, le 29 septembre 1837
Frère, tout ce que j'ai sous les yeux et autour de moi est si grand, si beau, que je voudrais pouvoir te faire partager ma jouissance en te donnant une description exacte de tout. Figure-toi un vallon immense, entouré de toutes parts d'une double ceinture de collines à plateau sur le premier plan, et de montagnes plus élevées au second. Dans ce vallon, où coule la Seybouse, toute l'armée est campée. Une ville militaire de baraques en feuillage, avec ses rues alignées, ses dessins, ses emblèmes, s'est élevée et renferme en son centre une ville civile et commerciale non moins curieuse. L'industrie, le commerce, la soif du gain ont amené ici, au centre de l'Afrique, une peuplade d'individus qui ont monté des boutiques en feuillage où l'on vend de tout au poids de l'or, et des cafés et des cabarets sans nombre. - Il en faut pour la consommation et les caprices de quinze mille bouches...Les Arabes ont leur camp à trois lieues et viennent, toutes les nuits, attaquer nos avant-postes, et souvent le jour. - Le 23, ils ont déployé une douzaine de mille hommes commandés par Achmet-Bey en personne. - Les Kabyles sont venus se faire tuer à vingt pas des ouvrages, avec une grande intrépidité. Cela promet de la résistance, du danger et partant de la gloire. Toute l'armée se met en marche après demain 1er octobre. Ici est le rendez-vous général, et, sans discontinuer, les convois et les régiments arrivent. - C'est un panorama vivant, continuel, admirable ! L'armée est belle et bien disposée, mais on charge trop les hommes pour obtenir quelque succès bien prononcé. Chaque soldat porte pour douze jours de vivres en pain, biscuit, riz, sel, café et sucre pour remplacer le vin ; de plus un petit fagot de bois sur son sac et un bâton de quatre pieds à la main. - Il le faut pour gravir la montagne le premier jour de marche, et ce bâton servira à faire la soupe ce soir au bivuac. - Les Arabes ont tout brûlé d'ici à Constantine. - Ils ont détruit tout ce qu'ils ont pu ; nous ne devons compter que sur nous. Au camp d'Hammam-Berda, je me suis baigné dans des bains romains d'eau minérale chaude. C'est fort curieux. Là aussi, la légion a versé son premier sang de la campagne. Un homme qui allait chercher de l'eau la nuit a eu la tête coupée par les Arabes à cent pas de mon bivouac. J'ai entendu ses cris, je me suis précipité le sabre à la main. Il n'était plus temps, le cadavre n'avait plus de tête.
Je t'écris étendu par terre sur mon manteau et avec la musique de la fusillade de nos tirailleurs, car depuis ce matin la première brigade est engagée dans la montagne. Ce sera notre tour après demain, et nous savons qu'il fera chaud, car nous devons surprendre le camp arabe à la pointe du jour. Nous marcherons toute la nuit.
Les Kabyles sont de braves soldats, mais ils ne sont que six à huit milles hommes, et s'ils tentaient devant nous, la baïonnette ferait son jeu. Dans cinq jours nous serons sous Constantine, deux jours de tranchée, cela fait sept, un jour de brèche et le neuvième l'assaut.
- Le 10 octobre, tu peux compter que nous seront maîtres de Constantine.
- Quel pays ! frère, admirable jusqu'ici. A présent tout sera horreur et privation, nous serons un jour sans eau ; c'est la plus affreuse chose du monde. Enfin si le bon Dieu reste neutre, ils sont perdus.
Je suis bien portant et disposé à me battre dur, car il faut que Constantine me rapporte quelque chose.
- Il est bien malheureux que la fièvre nous décime avant le boulet. Depuis Bône, trente hommes de ma compagnie sont entrés dans les hôpitaux et ambulances. Il en est de même dans toute l'armée.
- Il ne faut plus tarder un jour ; je vais écrire à ma mère quelques lignes seulement pour l'empêcher d'être inquiète.- Tu lui écriras aussi et lui donneras les détails que le temps m'empêche de lui donner moi-même.
- Comme la fusillade redouble par là-bas et que le brutal commence à tousser, il est probable que nous allons faire un petit mouvement. Toutes les montagnes autour de nous sont blanches d'Arabes.
- C'est un coup d'oeil magique.
- Ils n'y resteront pas longtemps. Ils vont retourner au col d'Aser où ils ont fortifié le passage pour nous arrêter.
- Nous verrons cela dans deux jours. Adieu, frère, je ne t'écrirai
plus que de Constantine et avec un laurier au front.
- Moi je ne puis avoir de tes nouvelles que vers la fin d'octobre, aussi tu m'écriras de longues lettres. Embrasse pour moi notre mère, mes chers enfants et notre jeune lycéen libéré.
- Il aurait de beaux discours français à faire sur le camp de Medjz-el-Ammar.
Enfin le bienheureux signal est donné, la charge bat de toutes parts, la canonnade du 24 se tait de notre côté comme par enchantement, et est remplacée par des obus de 12que l'on jette sans discontinuer dans la place. Le brave Lamoricière s'élance avec ses zouaves. Lui et le commandant Vieux du génie, suivis du capitaine Garderens qui porte un drapeau, gravissent la brèche où les couleurs françaises flottent glorieuses. En quelques minutes, la première colonne couronne la brèche. La deuxième est prête à s'élancer quand la brèche sera débarassée de la première qui pénètrera dans la ville.
Mais en arrivant sur la brèche, au lieu de pouvoir pénétrer dans la ville comme on le croyait, la première colonne est arrêtée par un deuxième mur d'enceinte. Toutes les murailles, toutes les maisons, toutes les fenêtres sont garnies de turbans. C'est un mur de feu que l'on a devant soi... Les Français tombent mais ne reculent pas. A ce nouvel obstacle, le cri : Des échelles ! des échelles ! est partout répété. Le génie dirige ses braves soldats sur la brèche, ils sont pourvus d'échelles, de haches, cordes, sacs à poudre, etc. A ce moment, les Turcs font tomber un pan de muraille qui écrase sous ses ruines le brave commandant Sérigny du 2ème léger, et environ quarante hommes. Cet avantage est bien loin de profiter aux Turcs, car les décombres comblent les intervalles et l'on parvient à pénétrer dans une rue, rue étroite et serpentante, et rouge du feu que les Bédouins dirigent sur nous.
Alors seulement, et il s'est écoulé un grand quart d'heure depuis que la première colonne est partie, temps qui nous a paru bien long ; alors, dis-je, le général donne l'ordre à la deuxième colonne de faire son mouvement. Ici je deviens acteur et je vais raconté ce que j'ai vu, ce qui s'est passé sous mes yeux, sur les points de la ville où j'ai été. L'aspect général de l'assaut se changera souvent en tableaux particuliers.
Pendant que nous gravissons la brèche,les Français qui avec le capitaine Richepance, Répond des zouaves, Leflo du 2ème étaient entrés dans la ville, sont arrêtés court par une mitraillade infernale. Les Turcs, beaucoup plus nombreux, s'élancent de toutes parts sur nos soldats que la mitraille a surpris et arrêtés ; et malgré les cris et les menaces des officiers,qu'ils entraînent eux- mêmes, nos soldats sont ramenés aussi vivement qu'ils étaient entrés. - Les cris de : En avant ! poussés avec énergie, ce tumulte de fuite attire Lamoricière suivi d'un renfort, et il arrive pour voir les Turcs poussant les nôtres l'épée dans les reins, nos soldats tombant les uns sur les autres avec les officiers, enfin un désordre épouvantable. - Lamoricière s'élance le sabre à la main.
- Nous sommes arrivés au haut de la brèche. Notre étoile veut que la
compagnie franche soit devant nous. C'est dans ce moment qu'eut lieu
la terrible explosion... Un silence de mort succède un instant au
tumulte...
Ceux qui restent debouts, repoussés par la force de l'explosion, cherchent un point d'appui sur leurs sabres, leurs voisins, ou le mur a gauche. Les plus près du haut de la brèche essuient leurs yeux plein de terre, de poussière et de poudre, et sont un moment suffoqués.
- Mais alors s'offre à tous les yeux le plus horrible spectacle...
Les malheureux qui ont conservé leurs membres et qui ont pu sortir des décombres fuient vers la batterie et descendent la brèche en criant : Sauvez-vous, mes amis nous sommes tous perdus, tout est miné, n'avancez pas, sauvez-vous!!!
Quand je me rappelle ces figures brûlées, ces têtes sans cheveux, sans polis et dégouttantes de sang, ces vêtements en lambeaux, tombant avec les chairs, quand j'entends ces cris lamentables, je m'étonne que ces fuyards n'aient pas entraîné toute la 2è colonne qui encombrait la brèche.
- Combes et Bedeau étaient sur le haut de la position. D'un commun accord, ils élèvent leurs épées en l'air aux cris de : En avant, en avant! Ce cri, frère, je le répétais, je le vociférais avec eux : Je criais à mes soldats : A moi la légion, à la baïonnette, ce n'est rien, c'est de la mitraille,en avant! en avant! et je me précipitai le premier dans ce gouffre où, sur ma conscience, j'attendais une seconde explosion ; je croyais que c'était une mine, qu'elle devait être suivie d'une deuxième.
29 septembre 1837 CONSTANTINE St ARNAUD - Suite 1